Qu’est-ce qui fait courir les êtres humains? Lakhbiza (le pain)

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueCette semaine, j’aurais pu, j’aurais dû écrire sur la folie meurtrière au Moyen-Orient, à laquelle nous assistons, impuissants. Mais je fais la politique de l’autruche. Les images des massacres d’humains innocents, quelles que soient leurs origines, sont si cauchemardesques que j’ai eu besoin de m’apaiser. J’ai donc écouté l’émouvante chanson du Libanais Marcel Khalifa, paroles du Palestinien Mahmoud Darwich: «J’ai la nostalgie du pain de ma mère.» J’ai alors choisi, lâchement, de me réfugier dans une épaisse mie de pain, douillette. Cette ni’ma (grâce de Dieu) qui nous alimente, telle une douce mère nourricière.

Le 20/10/2023 à 11h01

Le pain est sacré. Enfants, on nous obligeait à terminer notre pain lors du repas, par respect à ni’ma de sidi Rabbi (la grâce de Dieu). On nommait ce reste de pain ch-hada dialek: une preuve devant Dieu de ton manque de respect pour ni’ma qu’Il t’a donnée.

Les personnes avaient l’habitude d’embrasser le pain avant de le déposer dans un lieu où les animaux pouvaient le manger. C’est du respect vis-à-vis du dur labeur des agriculteurs, de la terre et de l’eau. Aujourd’hui, on gaspille les aliments sans se soucier d’épuiser les ressources de la planète!

Un chauffeur de taxi, à Casablanca, digne de ses confrères, c’est-à-dire champion en anarchie, roule à contre-sens. Je le sermonne poliment. Il me répond méchamment: «Ana tanejri ‘la khoubze dial ouladi (Je cours pour le pain de mes enfants).» Il travaille pour sa famille, donc il a droit à toutes les infractions!

Et il est vrai que nous avons, dans l’arabe dialectal, de nombreuses métaphores, des expressions imagées, qui utilisent le mot pain.

Amusons-nous à les découvrir pour nous éloigner un moment du marasme environnant!

Tane sawar tarfe del khoubze (je photographie un morceau de pain): travailler pour gagner de l’argent.

Datni lakhbiza (le pain m’a emmené): une personne qui a changé de ville ou de pays le fait pour lakhbiza. Le destin l’y a conduit pour gagner de l’argent en travaillant.

Khoubzi tahte bati ou maysma’ had ‘yati (mon pain sous mon bras et nul ne m’entendra gémir): garder sa dignité dans les moments difficiles, ne pas gémir devant les autres.

Khbiztou machafouha âaynyne, makhabzouha iddine (jamais œil n’a vu comme son pain et aucune main ne l’a jamais pétri): une chance inouïe.

Khbiztou fadhète (son pain a débordé): il est devenu riche.

Telle personne bi khbiztha (elle a son pain): elle a la baraka ou elle est bien plus rusée qu’elle en a l’air ou elle cache bien sa méchanceté.

Khda lakhbiza kamla (il a pris le pain en entier): il a pris toute rdha, la bénédiction, de sa mère ou son père, ou la reconnaissance des autres pour ses bonnes actions.

Dar alkhoubze, dar lakhbiza (maison du pain): foyer connu pour son hospitalité.

Khbiyzna mayddine ghirna (notre pain ne sera pris que par nous): notre bien n’ira qu’à nous. On le disait pour les biens ou les filles qui devaient être mariées dans la famille.

Bghite khoubze addar (je veux du pain fait maison). Je veux une femme traditionnelle.

Sabar ‘la khbiztou (il supporte pour son pain): il est endurant.

Wassal lih lkhoubza skhouna (il lui a livré le pain chaud): il s’est empressé de lui rapporter toute notre discussion.

Khbiyze baba rabbi ou alors khoubze rabbi fi tbiqou (un pain de Dieu): une personne naïve.

Khbiztou makhamratch (son pain ne s’est pas levé avec la levure): il n’a pas de chance.

Khbiza ftira (sans levure) ou khbiza mâajna: il est paresseux, apathique.

Chaba’ khoubze (il est rassasié de pain): il est aigri, blasé, capricieux, arrogant, ingrat.

Fi karchou la’jina (il a de la pâte dans son ventre): il est suspect, il a quelque chose à se reprocher.

Mkhabbaze ou alors mkhabza (empâté): se dit d’une personne ou d’un objet disgracieux.

‘jinate yaddi (je l’ai pétri moi-même): personne ne le connaît comme moi. Dit pour des défauts ou malversations d’une personne que l’on est le seul à connaître.

Matoui ‘la khbiztou (il est recroquevillé sur son pain): cache un secret. Ce dit aussi d’une personne sournoise.

Alli mardha ‘la khoubza, yrdha ‘la nasha (celui qui refuse un pain sera obligé de se contenter de sa moitié): ce dit d’une personne avide. Tu as refusé un pain entier? Tu vas devoir te contenter de sa moitié.

Il y a lkhoubze (le pain) et lakhbiza, diminutif que l’on prononce avec affection. Lakhbiza renvoie à taghmissa: dghima (ou elqima), bouchée de pain avec el baba (ou el batâa: mie de pain) bien spongieuse que l’on trempe délicatement dans la sauce onctueuse d’un succulent tajine. Miam! Un délice, mais attention à la prise de poids!

Le pain, à base d’orge, de blé ou de blé tendre, est l’aliment le plus consommé par les Marocains, surtout en milieu rural où il peut représenter le repas principal avec du thé.

Nous en consommons près de 1.250 par habitant par an!

Allah ya’tikoume khoubza smina (Dieu vous donne un pain bien engraissé). La prospérité et la richesse.

Dieu nous donne surtout la paix universelle.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 20/10/2023 à 11h01