Prince, Jura, Normandie: chronique du déclin des icônes piétonnes de Casablanca

La rue piétonne du Prince Moulay Abdellah à Casablanca. (K.Essalak/Le360)

Le 06/09/2025 à 16h08

VidéoÀ Casablanca, la promesse de rues piétonnes apaisées laisse place à une réalité plus désenchantée. La rue du Prince Moulay Abdellah, la rue de Jura ou encore la rue de Normandie, pensées comme des havres de tranquillité à l’écart du trafic, illustrent aujourd’hui pour certaines le décalage entre l’ambition initiale et leur état actuel. Ces espaces, autrefois vitrines d’un urbanisme audacieux, rappellent que la réussite d’une piétonnisation ne se mesure pas seulement à l’inauguration, mais exige un entretien constant et une vision d’ensemble. Témoignages.

À Casablanca, trois rues piétonnes concentrent à la fois les promesses et les limites d’un modèle urbain inspiré des grandes métropoles: la rue du Prince Moulay Abdellah, la rue de Jura au Maârif et la rue de Normandie. Conçues comme des espaces de promenade et de convivialité, elles se voulaient un prolongement naturel de la vie citadine, à l’abri des klaxons et des gaz d’échappement. Mais à mesure que l’on s’y promène, le contraste entre l’ambition initiale et la réalité saute aux yeux: pavés déformés, murs tagués, effluves de friture se mêlant aux détritus abandonnés. Les cafés qui empiètent sur l’espace public et les enseignes lumineuses défraîchies tentent tant bien que mal de préserver une atmosphère animée, mais la désorganisation finit souvent par dominer.

Au centre-ville, la rue du Prince Moulay Abdellah – anciennement rue Blaise Pascal – demeure la plus emblématique. Piétonnisée dans les années 1970 par l’architecte Jean-François Zevaco, elle a longtemps symbolisé la modernité casablancaise. Ses enseignes de prêt-à-porter attiraient une clientèle venue de toute la ville. Mais les temps ont changé. «Je suis déçue de la qualité des articles que l’on trouve désormais dans les magasins ici», confie Habiba, une habituée. «Autrefois, les passants du Prince avaient fière allure, tout comme la rue elle-même. Aujourd’hui, ce n’est plus que saleté et un repère de voyous, malheureusement», déplore-t-elle.

Pour l’architecte Abderrahim Kassou, ancien président de l’association Casamémoire, la rue du Prince Moulay Abdellah conserve son importance malgré son déclin. «Elle s’est paupérisée depuis les années 2000, mais elle demeure très animée et fréquentée par une population différente. Ce qui est regrettable, c’est l’état de son entretien, indigne d’un lieu aussi emblématique», observe-t-il.

Même constat chez les habitués. «À Casa, on cherche un minimum de liberté, un espace pour marcher tranquillement. Mais malheureusement, déjà qu’elles se font rares, les rues piétonnes sont envahies par les motocyclistes, qui compromettent la paix et la sécurité des passants», déplore Souirti. Et d’ajouter: «J’aimerais que les autorités et les communes se penchent sérieusement sur ce sujet et nous offrent davantage d’espaces adaptés

Au Maârif, la rue de Jura raconte une autre histoire. Autrefois habitée par une classe moyenne espagnole, portugaise et marocaine, elle vibrait au rythme de ses cinémas – Familia, Mondial, Montecarlo – et de son église Saint-Antoine-de-Padoue, devenue depuis le centre culturel Zefzaf. Ses petits commerces et restaurants animaient le quartier, symbole d’une vie de proximité.

«Dans mon enfance, la rue de Jura n’était qu’une seule artère, mais elle comptait à elle seule trois salles obscures», se remémore Youssef, 64ans avec nostalgie. «Une rue piétonne est une bonne idée, mais encore faut-il l’entretenir et la garder propre, notamment pour les jeunes et les enfants qui devraient pouvoir y trouver un espace sûr et agréable», précise-t-il.

Salima, habitante du Maârif, ne mâche pas ses mots. «Franchement, la rue piétonne de Jura, c’est une catastrophe. Mal entretenue, laissée à l’abandon, elle s’est transformée en un espace de désordre», lâche-t-elle avec amertume. «Et ce n’est pas seulement une question d’aménagement, poursuit-elle, c’est aussi la mentalité des gens qui doit changer.»

À ses yeux, la rue de Normandie offre un contraste. Plus récente, plus discrète, elle s’est taillé une réputation différente. Ses petites enseignes, ses terrasses alignées et son ambiance de quartier en font un véritable «food court» à ciel ouvert, vivant et convivial, surtout à la tombée de la nuit. Mais là encore, le tableau n’est pas sans nuance. «La rue de Normandie est agréable, certes, mais elle ne possède pas encore les attributs d’une véritable rue urbaine. Pour l’instant, elle fonctionne davantage comme un espace de restauration que comme un lieu de ville», rappelle l’architecte Abderrahim Kassou.

Le360: Quels sont les principaux obstacles au développement des rues piétonnes à Casablanca aujourd’hui ?

Abderrahim Kassou: trois obstacles majeurs freinent le développement des rues piétonnes. Tout d’abord, on observe une faible attractivité économique de ces espaces. Après leur piétonnisation, beaucoup d’entre eux ont vu leur activité commerciale décliner. Cela est lié aussi au déplacement et à la naissance de nouvelles centralités commerciales.

Le deuxième obstacle est la vision des décideurs. Ceux-ci se déplacent généralement en voiture et ne se projettent pas forcément dans une ville piétonne. L’évolution des mentalités est donc primordiale. Enfin, il faut souligner que la piétonnisation n’est pas une fin en soi. Une rue piétonne mal entretenue, qui sent mauvais, ne remplira pas son objectif de rendre la ville agréable. Il s’agit d’une démarche globale qui doit aller de pair avec un entretien régulier, une animation des lieux et une sécurisation des espaces.

Que pourraient apporter les rues piétonnes à une ville moderne sur les plans social et urbanistique?

L’essentiel n’est pas que la rue soit piétonne, mais qu’elle soit apaisée et confortable pour le piéton. Cela implique des trottoirs larges et bien éclairés, une propreté irréprochable, un sentiment de sécurité (particulièrement pour les femmes), l’accessibilité pour tous, et un réseau de transport public de qualité permettant de s’y rendre dignement. Si ces conditions sont réunies, la présence de quelques voitures n’est pas un problème. Le «vivre ensemble» est une dimension cruciale. Le problème actuel est de privilégier l’automobiliste avec la construction de voies élargies, de ponts et de trémies, au détriment du piéton. La piétonnisation permet de rééquilibrer cet état de fait et de redonner de l’espace aux habitants.

Quels quartiers de Casablanca se prêteraient le mieux à la piétonnisation?

Casablanca est une ville où l’on marche beaucoup. Sur 8 millions de déplacements quotidiens, plus de la moitié se font à pied. Tous les quartiers ont donc le potentiel d’améliorer leurs espaces piétons et de développer un réseau de transport public de qualité.

Quelles villes marocaines ou étrangères pourraient servir de modèle pour Casablanca ?

Casablanca peut elle-même inspirer de nombreuses villes. C’est une cité généreuse qui a accueilli des migrants de tout le Maroc et du monde entier, et où cette population vit globalement bien ensemble. C’est une formidable machine à intégrer, malgré toutes les contradictions que l’espace urbain génère.

Par Ryme Bousfiha et Khalil Essalak
Le 06/09/2025 à 16h08