Mais si l’affaire a été prise à bras-le-corps par le public marocain, et fort heureusement, ce n’est aucunement en raison de l’extrême violence du meurtre, mais parce qu’il y avait une vidéo. Autrement dit, un canal d’humanisation et d’empathie. Car des meurtres sordides, il y en a malheureusement tous les jours. Mais sans images, ces derniers demeurent anonymes, et par conséquent inexistants du point de vue de la majeure partie des citoyens. Ils viennent tout au plus remplir nos prisons et nos statistiques. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: chaque année, on déplore entre 650 et 700 homicides sur le territoire national. Quant au taux de criminalité (vols, agressions, cambriolages, violences, etc.), il fut en 2020 de 1.086 infractions pour 100.000 habitants, sachant que ce fut l’année du confinement à l’échelle nationale. Autrement dit, pour chaque groupe de 100 personnes, une en moyenne a été victime d’un acte criminel. Ce n’est pas rien.
Un ami m’a dit une fois: «Il n’y a de réel que la perception des gens». Ce qu’on appelle «réalité objective» n’intéresse que peu de monde, sinon les chercheurs et les statisticiens. Et même dans ce cas, comme a dit Alfred Sauvy: «Les chiffres sont des êtres fragiles qui, à force d’être torturés, finissent par avouer tout ce qu’on veut leur faire dire».
Car les chiffres en eux-mêmes, quand bien même ils seraient vrais et authentiques, demeurent abstraits et dénués de toute dimension affective. Ils ne permettent pas de s’identifier à la victime, d’étendre son champ d’empathie à cette dernière et, par conséquent, de réagir comme si nous étions nous-mêmes dans cette situation, ou tout du moins un proche. Staline disait, et je vous promets que c’est la dernière citation pour cette chronique: «La mort d’un homme est une tragédie, celle d’un million est une statistique».
Soyons honnêtes. Quand vous entendez, et Dieu vous en préserve, qu’un proche, un ami, un voisin, voire un habitant de la même ville que la vôtre est mort tragiquement, vous ne pouvez vous empêcher de ressentir un spectre d’émotions, qui va de l’effondrement psychique et émotionnel, quand il s’agit d’un proche, à une forme de tristesse et de lourdeur ou de resserrement dans la poitrine quand il s’agit d’un voisin ou d’un Marocain tout court. Par contre, quand vous écoutez ou lisez que 200 personnes sont mortes dans une inondation dans la campagne chinoise ou au Pérou, votre tristesse est très abstraite et théorique.
Ça ne fait pas de nous des monstres pour autant, mais juste des humains, avec une capacité d’empathie qui dépend de la possibilité de s’identifier ou non aux victimes.
Par contre, même dans le cas chinois ou péruvien, il suffit que les médias diffusent des photos et des vidéos en boucle pour faire germer dans notre cœur des émotions de tristesse, de sympathie et de solidarité avec les victimes et leurs proches. C’est aussi, soit dit en passant, un canal de manipulation de masse, utilisé par bien des États, dès que des intérêts géopolitiques se cachent derrière. Car il y a des malheurs que l’on veut bien exposer, et d’autres que l’on préfère cacher selon l’intérêt du moment.
Revenons au meurtre sordide du jeune Badr. Comment, désormais, faire pour qu’il n’y ait plus de citoyennes et de citoyens dont la vie pourrait être écourtée par des brigands et des meurtriers?
À ce propos, la courageuse sœur du jeune Badr, que je soutiens ainsi que ses proches de tout mon cœur, a exprimé sa crainte, en répondant à un journaliste, quant au risque que le meurtre de son frère ne donne lieu au final qu’à un simple buzz médiatique, qui risque d’être occulté par un futur fait divers ou scandale dont les gens raffolent.
Elle a mille fois raison. Mais comment donner vie à ses propos en évitant que ce meurtre dramatique ne finisse par tomber dans les oubliettes des chroniques nécrologiques?
Je ne vois qu’une solution: quitter les réseaux sociaux pour élever ce problème au niveau du champ politique. C’est bien à cela que sert la politique, ai-je envie de dire. Soit, à offrir, entre autres, des mécanismes d’action, de lutte et de résolution collective de phénomènes négatifs comme le crime.
Les leviers sur lesquels on peut agir sont nombreux, je n’en citerai que trois.
Le premier: lutter sans pitié contre la corruption au niveau du système judiciaire. Loin de moi l’idée de dire que tous les magistrats sont corrompus, car ce n’est tout simplement pas le cas. Mais il suffit que quelques-uns le soient pour que cela discrédite l’ensemble de la profession. Souvenez-vous, tout est affaire de perception.
Le deuxième levier consiste à offrir à la police et à la gendarmerie tous les effectifs et moyens nécessaires pour lutter efficacement et avec réactivité contre le crime sur tout le territoire national. La sécurité des citoyens n’a pas de prix. Elle est même le fondement de la cohésion sociale et de la stabilité nationale.
Enfin, il faut réformer le Code pénal en révisant à la hausse les peines pour les crimes et délits commis contre les personnes. Notamment pour les récidivistes. Beaucoup de criminels n’ont plus réellement peur de la prison, surtout quand il s’agit de peines de 2, 3 ou 5 ans. Trois récidives pour agression avec port d’arme devraient, et ça n’engage que moi, donner lieu à une peine à perpétuité. Quant à la peine de mort, elle a toujours sa place, toujours selon moi, pour des crimes particulièrement impardonnables comme les crimes crapuleux, la pédophilie et le viol.
Quant au discours misérabiliste qui entend avancer la pauvreté comme alibi pour justifier le crime, en plus d’être en soi méprisant pour les pauvres qui travaillent dur et honnêtement pour s’en sortir, il encourage un discours qui promeut l’impunité, sans pour autant apporter de solution. L’honneur et la dignité ne sont pas une affaire de porte-monnaie, mais de courage et de valeurs. Car il y a autant de crapules parmi les pauvres que parmi les riches, et il en va de même pour les gens d’honneur.
Par contre, l’ignorance, le laxisme et les compromis permanents avec le réel constituent un cocktail explosif que bon nombre de citoyennes et citoyens subissent tous les jours.
La politique, la politique et encore la politique, c’est là que réside notre salut. Encore faut-il que les gouvernements qui se succèdent soient à la hauteur des attentes de nos citoyens, vivants ou malheureusement morts.