Face au chaos surgi suite à la mort du jeune Nahel, en France, l’expression d’une banalisation affligeante du racisme s’est invitée dans les médias et les tribunes politiques de l’hexagone. Pour contrer ce regain des discours d’extrême-droite, les voix s’élèvent toutefois, appelant à ne pas stigmatiser toute une communauté maghrébine, et africaine à plus large échelle.
Mais alors qu’on s’attendrait à ce que cette lutte contre le racisme, que doivent mener bon nombre de français d’origine marocaine, soit portée par des valeurs profondément humanistes, une certaine communauté moorish française, très active sur twitter, est en train de nous démontrer le contraire. On assiste ainsi sur la Toile marocaine à une sorte d’effet papillon pour le moins surprenant.
Ainsi, depuis quelques jours, les détenteurs de comptes estampillés de drapeaux mérinides et se revendiquant «Moorish», dont la plupart faut-il croire sont des Marocains résidant en France ou en Belgique, sont littéralement en train de mener une cabale ultra-violente contre l’intégration des subsahariens au Maroc. Sur twitter, une guerre fratricide s’est déclarée à ce sujet entre ces MRE qui se revendiquent d’un patriotisme et d’un nationalisme 100% marocain, alors même qu’ils ne résident pas au Maroc et n’y ont pour la plupart jamais vécu, et les «MDM», les Marocains du Maroc. Au cœur de ce conflit virtuel, mais témoignant pourtant de deux visions bien réelles et très différentes d’un même Maroc, les pages d’un manuel scolaire visant à sensibiliser les enfants marocains, est-il expliqué par un compte moorish, à l’acceptation des différences et à l’intégration des communautés subsahariennes à la société marocaine.
Taxée de «propagande» visant à favoriser «le grand remplacement des Marocains de souche», cette opération éducative s’est attirée les foudres de ces suprémacistes, qui se cachent derrière leur anonymat. Persuadés d’être dans le vrai, toute voix qui s’élève contre la leur est taxée de «bobo de gauche», «laïcarde», «gauchiasse» et plus généralement de «bourge du bled», murée dans sa tour d’ivoire et absolument aveugle aux souffrances du vrai peuple marocain, qui lui, souffre de cette immigration subsaharienne. Pour preuve, abondent-ils, ces micros-trottoirs réalisés dans des quartiers populaires de Casablanca où les riverains, excédés par la cohabitation avec des camps de migrants clandestins, expriment leur désarroi, leurs inquiétudes et appellent l’Etat à intervenir.
Il faut donc en finir, appellent les Moorish, avec la politique africaine du Royaume et bouter hors de nos terres les migrants clandestins, stopper illico presto toute régularisation de leur statut. L’un d’entre eux, se revendiquant Marocain de France, recommande même aux autorités marocaines de les renvoyer dans le Sahara marocain et de leur interdire de prendre le bus! Autrement dit, appliquer au Maroc la méthode algérienne pour contrer l’immigration. Un autre justifie ses propos en apportant la preuve scientifique que «la population indigène du Maroc est par défaut caucasoïde et blanche» et exige l’arrêt de cette «invasion démographique» subsaharienne… Un discours porté par le président tunisien Kaïs Saïed.
Cette «ingérence» dans la politique intérieure du Maroc se comprend en fait, à la lecture des contenus de ces groupes, par leur certitude d’être dans le vrai en raison de leur expérience du monde occidental, et de leur statut de témoin de sa décadence. Autre certitude de leur part, le besoin du Maroc (même s’il ne le comprend pas encore) d’être «cadré», et conseillé donc, par ces experts en tous genres venus d’ailleurs. Car du caftan, à la musique, en passant par la politique, le militantisme, le football et les tensions algéro-marocaines… les Moorishs ont un avis sur tout et ont tôt fait de tagguer tous azimuts la DGSN, pour dénoncer les traitres à la nation, et le ministre de la Culture, souvent cible de leurs attaques pour être jugé trop mou face à la question de l’appropriation culturelle.
Vue du Maroc, cette déferlante de racisme provenant de pays occidentaux surprend. D’une part, parce qu’on ne s’attendait pas à ce que des Marocains, souffrant eux-mêmes de racisme dans leur pays de naissance et de résidence, se livrent à de tels étalages de haine visant les communautés étrangères vivant au Maroc. Autre point surprenant, l’utilisation du même vocabulaire que l’extrême-droite française pour justifier un discours raciste, à commencer par la thèse zemmourienne du «grand remplacement», très en vogue en Tunisie aussi, où les dangereux discours du président Kaïs Saïed ont fini par occasionner de violents affrontements à Sfax entre migrants et populations locales.
On ne saurait non plus faire l’impasse sur la réappropriation par ces MRE, nostalgiques d’un Maroc qui n’est plus, celui des Almohades et des Almoravides, de l’identité même du mouvement moorish, créé à l’origine par des afro-américains qui revendiquent le Maroc comme leur terre d’origine et ont fait de son drapeau rouge à l’étoile verte leur étendard. Maroc noir pour les uns, Maroc blanc pour les autres… Comment cette terre de tous les métissages, amazighe, juive et africaine avant toute chose, aux influences romaines, phéniciennes et andalouses, ayant épousé une culture arabe sur le tard, peut-elle être aujourd’hui résumée et cantonnée à une telle vision étriquée et faussée de son histoire?
Ce qui interpelle aussi, dans ce conflit de visions entre Marocains nés ici et ailleurs, c’est le mépris qui se dessine dans la vision que les uns portent sur les autres. D’un côté, les «Zmegs» auxquels sont reprochés – dixit la twittoma marocaine- leur arrogance quand ils viennent au Maroc, sous prétexte d’avoir un passeport européen et de se considérer comme des Marocains ++ du fait de leur éducation occidentale, de l’autre, «les blédards», des gens jaloux, incultes, qui vivraient grâce à l’argent envoyé au Maroc par les MRE… Des insultes à n’en plus finir, nourries par cette même approche différente d’un même pays, qui doit rester pour ceux qui n’y vivent pas (et ne veulent d’ailleurs pas y vivre), une terre vierge de toute occidentalisation, pétrie de valeurs conservatrices, où les libertés individuelles n’ont pas leur place, une terre arabo-musulmane, blanche de surcroît, où il fait bon passer des vacances quelques semaines par an avant de repartir -bien vite- en Occident.
«Qu’est-ce qu’être Français?», cette question au cœur d’un virulent débat dans l’hexagone sur l’immigration, qui tend plus généralement à profiler les contours de l’identité nationale, fait aujourd’hui irruption au Maroc par l’entremise de cette communauté d’origine immigrée, malmenée dans son pays de naissance, et rêvant à un ailleurs fantasmé dont elle veut participer elle aussi à redéfinir, selon ses propres critères, les contours de l’identité nationale. «Qu’est-ce qu’être Marocain?», la question a-t-elle lieu de se poser véritablement au Maroc? La réponse est non, car ce débat identitaire ne nous concerne pas. Le Maroc, pays de tolérance, de vivre-ensemble, base son identité sur sa pluralité et sa richesse culturelle. C’est le fondement même de son histoire, n’en déplaise à certains.