Ma tante et Samuel Beckett

L'écrivain Kebir Mustapha Ammi.

TribuneL’écrivain Kebir Mustapha Ammi consacre un nouvel épisode à la vie très peu ordinaire de sa tante. Cette fois, il nous plonge dans une romance qui a lié sa tante à l’écrivain irlandais Samuel Beckett. Cette romance, qui a pour théâtre l’Égypte et le Maroc, n’est pas tendre sur les réalités du monde arabe.

Le 02/12/2023 à 10h00, mis à jour le 02/12/2023 à 10h00

C’est à l’aube de ses cent deux ans que ma tante a connu Samuel Beckett. Il vivait dans le plus vieux quartier du Caire et il était plus pauvre que les pauvres, il n’arrivait pas à améliorer son sort.

Le ciel peut être injuste quelquefois et décider trop vite du destin d’un homme, a toujours répété ma tante. Oui, le ciel s’assoit parfois de manière brouillonne à sa table et se dit, sûrement dans un élan incontrôlé: quel destin puis-je accoler à cet individu ou à celui-là?

Un jour, se tournant vers moi, elle m’a dit:

- Les écrivains sont ainsi, n’est-ce pas? Ils agissent par paresse souvent.

À l’époque où ma tante l’a connu, Samuel Beckett devait avoir quatre-vingts ans et il conduisait une vieille auto des années trente qu’il avait rafistolée de diverses manières pour en tirer de quoi vivre. Cette carriole lui rapportait bien des soucis, mais il ne pouvait pas la bazarder, craignant que cela aggrave sa situation encore plus et l’appauvrisse.

C’était un homme qui continuait de croire que de jeunes pousses pourront régénérer un monde arabe qui a perdu tous ses repères par la force de ceux qui le gouvernent, sans n’avoir jamais été conviés à le gouverner.

- Mais les Arabes, c’est bien connu, disait ma tante, ils n’aiment que se remplir les poches et briser autant qu’ils le peuvent le dos de leurs frères. Ils sont même prêts à payer une taxe pour qu’on les laisse exercer tranquillement cette joie. Je ne veux donner aucun exemple, mais regardez la pauvre Syrie, la pauvre Algérie, le pauvre Yémen, le pauvre Soudan… Regardez tous ces vertueux! Ah si on m’octroyait un jour le Nobel de la paix, c’est cela, et rien d’autre, que je dénoncerais dans le détail!

Samuel Beckett n’a jamais su pourquoi on l’a surnommé ainsi. Lorsque ma tante me l’a présenté, j’aurais pu lui demander s’il avait déjà entendu le nom du célèbre dramaturge irlandais. Mais le temps nous a manqué pour évoquer une question qui n’était pas pour lui d’une importance majeure.

Il n’avait aucun goût pour la littérature. Il était même de ceux qui tiennent que lire ne sert qu’à perdre son temps, mais il était doté d’un solide bon sens et il était heureux sous le toit de sa modeste masure, qu’il avait bâtie avec des matériaux de récupération.

Il avait cru dans la cause arabe et rejoint Nasser. Et tout cela ne lui avait rapporté que des ennuis. On l’avait jeté en prison quand il avait osé critiquer le Raïs et déclaré des vérités qu’il n’était pas bon d’énoncer. Notamment que la guerre des Six Jours avait été un fiasco et qu’il eût fallu se conduire autrement, et avec plus de vertu, pour la gagner. Mais les officiers de son pays, avait-il ajouté, étaient trop occupés à se laisser corrompre et cela rapportait plus. C’est par miracle que Samuel Beckett est ensuite sorti de prison, car il était promis à avoir la tête tranchée, et il a fait tous les métiers: camelot de foire, chiffonnier, croque-mort et musicien de rue… Puis il a retapé un vieux tombereau qui dormait dans une décharge et il a fait le taxi. Un matin de janvier 2011, après avoir changé l’huile de son moteur, pour faire les choses en règle, il a garé son auto dans un cul-de-sac et rejoint la révolution qui a conduit Moubarak à la porte.

C’est à cette époque qu’il a connu ma tante, laquelle venait tout juste d’arriver au Caire. Il a vu la tornade et, d’emblée, cet homme a senti quelque chose au fond de lui.

- Comme l’effet d’un… Big Bang, a-t-il confié à ma tante lorsqu’il a trouvé les mots pour lui dire ce qu’il éprouvait.

- Ciel, a dit ma tante.

- Pourquoi ciel ?

- Car tu es amoureux !

- Amoureux ?

- Oui et il n’y a rien que je puisse pour toi.

- Cela m’accable.

- Combien affiche ton compteur, malheureux ?

- Quatre-vingts ans et des poussières.

- Tu es trop jeune et d’aucuns, sans compter tes poussières, vont penser que je suis une pédophile, si je m’entiche d’un petit jeunot qui compte plus de vingt ans de moins que moi à son compteur, et que je veux te détourner du droit chemin.

- Je prends tout sur moi et dirai qu’il y avait consentement, a ironisé Beckett.

- Dans ce cas, s’est réjouie ma tante, qui en pinçait rudement elle aussi pour son cadet, nous voilà comme deux amants enchaînés !

Elle a pris Beckett dans ses bras et s’est mise à tournoyer comme une toupie.

- Ciel, tu es léger comme un plumeau, a déclaré par deux fois ma tante.

Ils ont vécu quelques nuits à Bab El Hadid, au milieu des rails. Sous un magnifique clair de lune. Beckett s’est découvert une belle fibre poétique et a composé de magnifiques poèmes. Ma tante a été pour lui une muse incomparable.

Les deux amants voyaient tous les soirs un fantôme, celui de Youssef Chahine, qui leur proposa de jouer dans un remake de «Funny Girl». Cela les a emballés, mais ne s’est pas fait, puis ils ont failli, à l’instar de Bonny and Clyde, braquer la plus grosse banque du Caire. C’est après cela que ma tante a proposé à Samuel Beckett de l’accompagner au Maroc.

- Nous pourrions y convoler en justes noces, lui a-t-elle dit en riant.

Elle se voyait comme une jeune mariée parée de bijoux ancestraux. Beckett a accepté cela avec joie avant de se rétracter.

- Mais…

- Mais?

- Je n’ai pas de passeport.

- Qu’à cela ne tienne, s’est exclamée ma tante. Un passeport n’est qu’un passeport! Un passeport n’a jamais empêché personne de voyager.

- Mais son absence empêche de le faire.

- Je ne sais où tu as vu jouer ça.

- Ceux qui voyagent le disent.

- Ceux qui voyagent ne voyagent pas vraiment.

- Comment expliques-tu qu’ils disent ça?

- Ce ne sont pas de vrais voyageurs, voilà l’explication.

- Et même si on avait un passeport, cela ne réglerait rien. Il faudrait une tonne de visas! Les pays frères n’aiment pas que les Arabes se rendent chez eux.

- T’inquiète !

Ma tante ajouta, après un bref silence :

- Voilà ce qu’on va faire, suis-moi bien.

- Je te suis.

- Puisqu’il est impossible, jusqu’à nouvel ordre, de traverser librement des pays frères, nous traverserons toutes ces nations comme deux migrants clandestins.

- Et si les pays frères nous chopent ?

- On ira dormir dans une oubliette! Non je plaisante, personne ne nous chopera jamais!

- Mais si d’aventure on nous chope?

- Eh bien, on parlera en anglais, et surtout pas en arabe, on dira qu’on s’appelle Romeo et Juliette et qu’on est des harragas. Ils nous ficheront la paix, tout le monde connaît la pièce de Shakespeare, et on vivra comme les amants de sa pièce!

- Les Arabes n’aiment pas les Arabes et ils ont de redoutables postes frontière, ils nous feront déguster s’ils découvrent par malheur qui on est!

- Tu n’aimes pas vivre dangereusement, je te croyais plus vaillant.

- Je n’ai plus l’âge de prendre des risques…

- Les gamins d’aujourd’hui sont tous les mêmes, a ironisé ma tante, ils reculent devant l’imprévu.

Ma tante est repartie seule au Maroc et elle s’est demandé, pendant très longtemps, ce qu’était devenu Beckett. Puis voilà qu’elle voit débarquer chez elle un homme qui ressemblait parfaitement à quelqu’un qu’elle avait bien connu. Le visiteur était vêtu comme un ministre plénipotentiaire.

- C’est toi?, a demandé ma tante, émue aux larmes. C’est bien la preuve que tu ne peux te passer de moi.

- À dire vrai, je ne suis pas un ministre plénipotentiaire.

- Quel dommage, a soupiré ma tante, je te croyais sur le point de changer les lois dans nos pays!

- Je me suis simplement déguisé pour traverser de nombreux pays frères et arriver à celui de ma bien-aimée.

- Tu as dû risquer ta vie mille fois.

- Et mille fois rusé pour faire croire que j’étais un riche marchand ou un envoyé du Saint-Siège.

Lorsque je parlais de ces deux amants auxquels je voulais consacrer un récit, je les appelais Ma tante et le Ministre Plénipotentiaire. J’étais un peu leur confident, même si je ne faisais rien pour troubler leur tête-à-tête. J’étais si heureux de les voir croquer la vie comme la plus belle pomme qu’Adam et Ève eussent pu cueillir dans un Eden.

Ils ont vécu des moments de grande joie et fait des projets d’avenir comme deux jeunes adolescents.

- J’ai le sentiment, disait Beckett, que la vie ne va jamais s’arrêter.

- La vie ne s’arrête jamais quand on aime, répétait ma tante.

- C’est sûrement l’air de ton pays qui me donne ce sentiment.

- C’est ma présence à tes côtés, gros bêta, qui te fait éprouver ça.

- Et ma présence à tes côtés, que te fait-elle éprouver?

- Elle me fait penser qu’il me serait très difficile de vivre sans Beckett à mon chevet.

- Je vais consacrer tout le restant de ma vie à te composer des poèmes.

- Je me sens si jeune et prête à faire tellement de folies!

-J e sens la jeunesse de l’aigle dans ma poitrine!

- Je sens que je n’ai jamais eu, à ce point, la vie devant moi.

- Mon prochain poème s’intitulera: On ne meurt jamais quand on aime.

Les deux tourtereaux ont décidé, après cela, de sillonner le Maroc et c’est là que cela s’est corsé. Ils voulaient prendre une chambre dans une auberge. Et ce détail, insignifiant sous d’autres cieux, a modifié la donne et changé le destin des deux amants. L’hôtelier a alerté la police et déclaré que ces gens étaient un couple illégitime et pervers.

Puis je ne sais qui a révélé que Samuel Beckett n’était pas seulement un pervers, mais un migrant entré clandestinement chez nous. Son costume de ministre plénipotentiaire a été retrouvé et déchiqueté. Beckett s’est défendu. Il a soutenu qu’il exerçait la profession de marchand et qu’il venait de Venise. Ma tante, quant à elle, s’est battue, pour sauver Beckett. Elle a rendu publique une pétition, alerté la presse et marché toute seule devant le Parlement, comme si elle était à la tête d’un long cortège, pour demander que justice soit rendue à un homme et qu’à Beckett soit reconnu le droit de vivre à ses côtés. Puis elle s’est allongée sur un bout de trottoir et elle a fait la grève de la faim.

Mais cela n’a pas suffi. Des hommes armés s’apprêtaient à le reconduire à la frontière. Il leur a faussé compagnie. Samuel Beckett était trop triste. Il n’avait aucune envie de quitter ma tante. Il a couru dans la nuit. Jusqu’au petit matin. Il a écrit un ultime poème d’une foudroyante beauté, dans lequel il exprimait son attachement à notre pays, et il s’est jeté dans l’Océan, tout près des Colonnes d’Hercule. Depuis, c’est ma tante que vous pouvez voir tous les ans, à la même époque, à cet endroit, que nous appelons, nous, les Colonnes de Beckett, pour célébrer le souvenir d’un homme qu’elle a passionnément aimé.

Par Kebir Mustapha Ammi
Le 02/12/2023 à 10h00, mis à jour le 02/12/2023 à 10h00