L’intellectuel et le cirque

Adnan Debbarh.

Chronique«Panem et circenses», du pain et du cirque, c’est ce que demandaient les citoyens romains à leurs dirigeants pour ne pas verser dans la fronde. Le cirque, «espace où se déroulent les jeux publics», a été remplacé dans les temps présents par des réseaux sociaux aux contenus médiocres. Au grand dam de contributions intellectuelles de qualité.

Le 13/01/2024 à 12h21

L’historien français de l’antiquité Paul Veyne a magnifiquement décrit comment les dirigeants de la Rome antique, sénateurs et consuls, usaient et abusaient du penchant qu’avaient leurs concitoyens pour les jeux du cirque en leur proposant des spectacles variés, souvent violents. L’objectif étant d’emporter leur adhésion et gagner leurs voix (cf. évergétisme), ou à défaut au moins calmer leurs inclinaisons à la contestation. L’amour effréné des Romains pour le spectacle avait-il une explication relevant du caractère propre de ce peuple, ou était-il plutôt attisé par des élites politiques intéressées par le contrôle? Paul Veyne, historien et non politiste, n’a pas retenu nécessaire de l’expliquer, se contentant de renvoyer dos à dos peuple et élites politiques.

L’utilisation du spectacle pour divertir les masses n’a pas été l’apanage de la civilisation romaine. D’autres civilisations l’ont fait, avec des contenus plus ou moins raffinés, notamment le théâtre et les sports chez les Grecs et les Babyloniens. Depuis la nuit des temps, les peuples, toutes civilisations confondues, ont imaginé et pratiqué des loisirs pour oublier les difficultés du quotidien.

Au 20ème siècle, les loisirs destinés à «divertir» les masses ont pris une dimension industrielle, avec ce que cela comporte de changements dans les motivations. Le profit a supplanté la recherche de la création, et l’intérêt politique pour une instrumentalisation des masses est devenu plus prononcé. Les mêmes qui ont fait de la culture une industrie (les Américains) sont à l’origine, une fois Internet répandu, de la création des réseaux sociaux. Réseaux sociaux qui, sous couvert de donner la parole à tout le monde, ont contribué à enterrer le peu qui restait de créativité et de recherche du beau dans plusieurs sociétés. Ce qui a fait dire au très sérieux et sémillant essayiste italien Umberto Eco qu’ils «ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui avant, ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel».

Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain et condamner le contenant du fait de son contenu? Bannir les réseaux sociaux à cause des excès que connaît leur utilisation? Il est vrai que nous avons assisté au Maroc (intéressons-nous à notre environnement d’abord), depuis quelques années, à des dérives qui deviennent hors de contrôle. Dérives motivées par une envie du paraître au début, pour muer par la suite en âpreté au gain de nombre de «youtubeurs» qui se sont jetés à corps perdu dans la surenchère, chacun dans son domaine pour attirer les vues, au mépris de la vérité, de l’honnêteté, des traditions, du beau. Tout est sacrifié pour arriver à produire de l’effet sur un consommateur réduit à l’état d’objet et tout de même preneur.

Comment contrôler la déferlante composée de ces milliers d’oracles ayant réponse à tout, ne soupesant pas les torts causés par leur communication à une société en majorité crédule, très mal préparée à l’analyse par un système d’enseignement lui-même défaillant? Aux pouvoirs publics de réfléchir et de proposer la meilleure approche, respectueuse du droit et des avancées technologiques bien évidemment.

Devant ce «cirque», quel rôle peut être dévolu à l’intellectuel(le)s au Maroc?

Rappelons tout d’abord que le temps de l’intellectuel universel, celui qui a son mot à dire sur tout, est révolu, comme est révolu le temps des «penseurs», notion pompeuse encore en vogue dans notre monde arabe. L’intellectuel, selon la définition proposée par le philosophe Michel Foucault, ne peut prétendre qu’à être «spécifique», c’est-à-dire donner un avis construit sur un ou deux segments d’une société de plus en plus complexe.

L’intellectuel marocain de notre temps serait bien inspiré de se mettre au service de la cité et faire acte d’engagement vis-à-vis de la société en contribuant, dans la mesure de ses moyens, à l’éclairer et améliorer son vécu. Cet engagement, qui peut ne pas revêtir la forme militante dans un parti politique ou une institution de la société civile, doit obéir à deux règles: la quête continue de l’intérêt du Maroc qui, en dépit des esprits chagrins, est de plus en plus lisible grâce aux réformes engagées par le Roi, et le devoir de vérité à l’égard de la société et des gouvernants. Ensuite, ne jamais se lasser de servir de lien entre le scientifique et l’expert d’un côté, et le citoyen de l’autre, à travers l’explication des avancées dans la recherche, leurs intérêts et leurs applications dans les différents domaines. Enfin, s’il dispose de cette capacité, émettre des propositions susceptibles de faire avancer la réflexion dans quelques pans de la société.

Face à la déferlante de la médiocrité, le devoir de l’intellectuel est d’y faire face. Le renoncement n’est pas moralement permis.

Par Adnan Debbarh
Le 13/01/2024 à 12h21