Je te baptise, à titre posthume, «Soldate inconnue» du bataillon des enfants tombées dans le cimetière du Code de la famille.
Juste avant le séisme du 8 septembre, sans doute avez-vous entendu parler de ce suicide terrible, d’une mineure, dont la famille a voulu forcer le mariage. Cela s’est passé à Sidi Kacem, une ville tranquille et sans relief particulier, qui se trouve à quarante kilomètres de Meknès... Là-bas, dans un silence assourdissant, la lycéenne a préféré rendre l’âme et cesser de rire, de marcher, d’aimer... La cause de son voyage inattendu: son obstination à refuser de vivre avec un inconnu, qui lui donnait la nausée, à chaque fois qu’elle s’imaginait dans ses bras.
Lorsqu’en 2004, le Code de la famille a porté, pour le garçon et pour la fille, l’âge de la capacité matrimoniale à 18 ans, l’on pouvait espérer que la question du mariage précoce allait être résolue («L’âge de la majorité légale est fixé à dix-huit années grégoriennes révolues» (article 209)). Un sujet qui préoccupe beaucoup la société civile et les gens ordinaires qui semblent majoritairement pour l’abolition de la loi sur le mariage des mineures. Cependant, les chiffres enregistrés chaque année par les tribunaux révèlent que le mariage des mineures reste une réalité au Maroc. La loi permet en effet au juge d’accorder une dispense d’âge non seulement aux garçons, mais également aux filles. Ainsi en 2021, dernière étude nationale réalisée par le Ministère public, 19.926 demandes en mariage ont été soumises à la justice, et 13.335 ont été accordées. L’étude montre aussi que «les groupes sociaux qui souffrent le plus de fragilité sont les consommateurs principaux du mariage de mineur. Le poids des coutumes, des traditions et la mauvaise interprétation de la religion sont parmi les principales raisons qui animent l’option de ce mariage précoce».
Ô Soldate inconnue de Sidi Kacem, avant il y a eu Saïda, Najat, Meriem, etc. Peu importe qui furent les fiancés imposés, étaient-ils très jeunes ou était-ce de vieux hommes?
Creusons quelque peu les données... Au mariage, l’âge des époux oscille, avec le même pourcentage obtenu en milieu rural et en milieu urbain, entre:
- 18 et 30 ans (83,72%),
- 30 et 40 ans (11,96%),
- moins de 18 ans (2,82%),
- plus de 40 ans (1,50%).
Pour avoir une échelle de ces chiffres, le dernier pourcentage de 1,50% représente plus de 430 mariages par an, où le déséquilibre entre les âges est important.
Au niveau global, plus de la moitié des mineures, soit 51,47%, se sont mariées à 17 ans. 29,15% se sont mariées à 16 ans, ce qui représente plus d’un quart, 11,24% se sont mariées à 15 ans; viennent enfin les épouses mariées à l’âge de 14 ans avec un pourcentage de 8,14%. Ce dernier pourcentage est concentré dans les régions Casablanca-Settat et Rabat-Salé-Kénitra.
Les mariages authentifiés sont majoritaires avec 72,76%, suivis du mariage coutumier avec la Fatiha avec 10,79% des mariages, concentrés dans les régions de Drâa-Tafilalet et Béni-Mellal-Khénifra.
Le mariage avec la Fatiha persiste avec un pourcentage non négligeable de 13% en milieu rural contre 6,56% en milieu urbain. Dans certaines régions, ce type de mariage représente un taux très important, égal parfois à celui du mariage authentifié comme c’est le cas de la région de Draa-Tafilalet ou encore celle de Dakhla–Oued Eddahab.
Sur le terrain, les enquêtes constatent en milieu rural l’existence de mariages par «contrats» entre des pères et des maris vivant le plus souvent à l’étranger, dans lesquels le mariage est promis contre d’importantes sommes d’argent.
Au niveau national, la moitié des mineures mariées est analphabète; elles ne sont jamais allées à l’école et représentent un pourcentage de 48,7%. Elles se concentrent surtout dans le rural. Quant aux filles qui ont été scolarisées avant leur mariage, elles ont un niveau d’instruction très bas, spécialement à la campagne.
En ce qui concerne le niveau d’instruction des parents, la majorité est analphabète avec 74,35%, concentrés dans les régions Marrakech-Safi et Casablanca-Settat. Le reste est partagé entre les trois niveaux d’enseignement à savoir majoritairement le primaire qui est de 15% et les deux niveaux du secondaire avec 10,65%.
À la question: «Si vous pouviez revenir en arrière vous marieriez-vous avant d’être majeure?», à peine 31,12% des mineures accepteraient, et la majorité, 67,88%, refuserait. De plus, 90% des mineures ont déclaré qu’elles ne souhaitent pas marier leur propre fille avant l’âge de dix-huit ans.
40% des mineures se sont mariées avec un homme qui était soit un cousin maternel ou paternel, soit un voisin ou une connaissance du père.
La majorité des époux travaille. Au niveau global, les données recueillies sont identiques dans le rural et dans l’urbain: 88,91% travaillent et 11,09% ne travaillent pas. Le chômage des époux est concentré dans les régions de Fès-Meknès et Casablanca-Settat. Les journaliers restent en première position avec un pourcentage de 29,94%. Ils sont suivis par les agriculteurs et les commerçants avec respectivement 21,72% et 17,61%. Ensuite les métiers se répartissent entre les fonctionnaires (11,15%), les artisans et les chômeurs (10,18%) et les retraités (9,39%).
Ces mariages des mineures sont des boulets lourds traînant encore dans le Code de la famille, qui troublent l’aura morale de notre société et tentent le diable en laissant le champ du possible ouvert à de telles demandes.
Leur nombre (13.335 en 2021) représente un résidu social, un épiphénomène qui serait éradiqué sans nuire à la cohésion des traditions marocaines. Quant à la jurisprudence musulmane, il faut savoir que le Coran ne fixe jamais d’âge spécifique pour se marier, et que les lois critiquables qui hantent de nos jours le Code de la famille sont antiques et tirées d’un hadith en particulier rapporté par le hanbaliste Imam Boukhari. Celui-ci a vécu deux cents ans après la mort du Prophète, et est l’unique auteur du récit fondateur sur l’âge précoce d’Aïcha lorsqu’elle l’a épousé, la référence historique, en tous les cas humaine, qu’utilisent les défenseurs du mariage des mineures.
Mais le bât blesse, car le Code de la famille recèle son propre point faible, une disposition qui permet de régulariser les mariages célébrés en dehors des formes prescrites par la loi contraignante des dix-huit ans révolus, par la seule récitation de la Fatiha, ou encore les mariages civils célébrés à l’étranger: «Le document portant acte de mariage constitue le moyen de preuve dudit mariage» (article 16) . Cette procédure avait, lors de la promulgation du Code, une date limite de cinq ans. Mais vu son utilité pour la légitimation des unions conjugales non conformes au Code, le délai initial de cinq prévu pour cette action a été prolongé pour devenir vingt ans, couvrant la période 2004-2023. Cela signifie que le tribunal admet, lors d’une action en reconnaissance de mariage, tous les moyens de preuve ainsi que le recours à l’expertise. Selon cette procédure de reconnaissance de mariage, le moyen de preuve le plus utilisé par les parties pour appuyer leur demande est le témoignage dit lafif reçu par les notaires traditionnels ou adouls. Le lafif est un témoignage fait par douze témoins déclarant que la relation qui lie l’homme à la femme est un mariage légitime. Cette procédure de reconnaissance de mariage est critiquable essentiellement pour deux raisons:
- Elle permet de valider un mariage avec une fille mineure qui n’a pas été célébré dans les formes, notamment sans autorisation du juge, mais par la récitation de la Fatiha. Dès lors que les conditions prévues par l’article 16 sont remplies, le mariage sera considéré comme valide.
- Elle permet de contourner les règles restrictives posées par le Code en ce qui concerne la polygamie.
La deuxième preuve, la plus importante, qui ressort des plaidoyers des demandeurs de mariage des mineures est la grossesse, ou l’état de fait d’un bébé déjà né. Il serait peu judicieux de mésestimer cet aspect du problème, le tabou de la sexualité allant d’un flirt découvert par la famille, à la grossesse, en passant par la perte de la virginité, joue un rôle prépondérant dans les choix des familles de marier leurs filles.
À la veille de la réforme du Code de la famille, le comité chargé de son pilotage devrait tenir compte de l’ensemble de ces failles, pour ne pas dire ces anomalies, qui peuplent l’actuel texte. Pour qu’il n’y ait plus d’autre «Soldate inconnue».