Les Marocains et le Coran: du nord au sud, voyage au cœur du pays des 1,6 million de gardiens du texte sacré de l’Islam

Dans une école coranique. (Le360)

Le 27/09/2025 à 13h00

VidéoDes quartiers urbains aux médinas, des villages reculés jusqu’aux confins du désert, une même scène réunit chaque matin des milliers d’enfants: l’apprentissage du Coran. Dans le bruissement des voix, le frottement des calames sur les tablettes de bois et la ferveur des maîtres, c’est un héritage vivant qui se transmet. Plus qu’une tradition, cette mémorisation du Livre saint est devenue l’âme d’un peuple, un ciment qui unit les Marocains dans leur foi, leur histoire et leur avenir. La preuve: plus de 1,6 million de Marocains connaissent le Coran par cœur. Immersion.

À l’aube, lorsque le premier appel du muezzin accompagne le lever du jour, une scène immuable se répète à travers le Maroc. Des villages les plus reculés aux grandes villes, enfants, adolescents et même adultes empruntent chaque jour le chemin des mosquées, des écoles coraniques ou des institutions d’enseignement traditionnel. Tous animés par une même quête: apprendre le Coran, le mémoriser verset après verset, jusqu’à le connaître par cœur.

Assis devant leurs tablettes en bois, ils récitent à voix basse ou entonnent à l’unisson les versets appris la veille ou à restituer fidèlement dans la journée, sous l’œil attentif du maître. Ce rituel, transmis de génération en génération, façonne une identité où le sacré se mêle au quotidien.

Chaque année, ils sont des centaines de milliers à occuper ces bancs singuliers, témoignant d’un effort collectif pour préserver et transmettre la culture coranique et la foi islamique. Du nord au sud du Royaume, d’est en ouest, en traversant Fès, Sefrou, Laâyoune, Tanger, Taroudant et Guercif, nous sommes allés à leur rencontre. Ce que nous découvrons, ce sont de véritables ruches où le Livre sacré de l’Islam est enseigné, avec rigueur et discipline, mais aussi amour et passion.

Ce souffle du matin porte avec lui une tradition millénaire qui continue de nourrir l’âme du pays. Aujourd’hui, plus de 1,6 million de Marocains connaissent le Coran par cœur, plaçant le Royaume au premier rang mondial selon l’UNESCO. «Le Maroc est reconnu comme l’un des pays comptant le plus grand nombre de mémorisateurs du Coran, grâce à une méthode traditionnelle qui repose notamment sur l’usage de la tablette en bois (al-lawh) et des outils d’écriture spécifiques. Contrairement à d’autres pays où la mémorisation se fait directement à partir du mushaf, chez nous, l’élève retient à travers l’écriture et la récitation. Cette méthode, éprouvée et transmise par nos ancêtres, continue de donner de très bons résultats. C’est un héritage précieux, protégé et encouragé par Sa Majesté le Roi, Amir Al Mouminine», résume d’emblée Youssef El Aissaooui, maître enseignant du Coran à Sefrou.

Le texte, l’esprit et les valeurs

Derrière ce chiffre ne se cache pas une simple statistique, mais une fierté nationale, l’expression d’un attachement viscéral au Livre sacré. Partout dans le Royaume, c’est une véritable émulation, faite de ferveur et de maîtrise, qui anime les concours et les cercles de mémorisation. Comptez plus de 2.200 centres recevant 114.000 étudiants, près de 11.500 kuttāb pour plus de 320.000 étudiants et 290 écoles d’enseignement traditionnel, accueillant 36.500 étudiants. Leur point commun: former les nouveaux gardiens de la parole divine.

Ici, le Coran n’est pas seulement appris, il est vécu. Il devient un ciment spirituel et culturel, unifiant les Marocains dans leur pluralité. Les maîtres coraniques racontent que cet apprentissage quotidien transmet surtout des valeurs: vérité, loyauté, respect et bonne conduite. Écoles coraniques et d’enseignement traditionnel comme mosquées deviennent des lieux d’unité, loin de toute division et de tous les extrêmes. Une seule bannière: un Islam du juste milieu, de la tolérance et du respect de l’autre. Chercheur en histoire à Laâyoune et savant musulman, Mohamed Yahdih Sibaway, explique la philosophie de la démarche. «Les écoles coraniques traditionnelles éduquent les générations dans le cadre du soufisme sunnite malikite, fondé sur la doctrine ash‘arite. Cette formation est un rempart contre le terrorisme, l’extrémisme et toute forme de déviation religieuse. Il est donc essentiel que ces écoles poursuivent cette mission de transmission, pour les générations présentes et futures», déclare-t-il.

À l’échelle individuelle, la récitation apporte paix intérieure et clarté d’esprit. Les enseignants observent une amélioration des capacités cognitives: mémoire, concentration, discipline. Chez les plus jeunes, cette rigueur devient un atout précieux. Et sur le plan spirituel, chaque verset résonne comme une boussole intérieure, guidant la prière et donnant sens à la vie. Mémoriser le Coran au Maroc n’est pas un simple exercice religieux: c’est une école de l’âme et de l’esprit. «Une école implantée du nord au sud du pays pour former une jeunesse pieuse, consciente de son présent et tournée vers l’avenir. Nos pieux ancêtres, jaloux de leur religion, ont créé et financé ces écoles coraniques. Aujourd’hui, nous récoltons les fruits de leurs efforts: des milliers d’élèves y apprennent le Coran, puis poursuivent leur formation en sciences religieuses, avant de devenir des citoyens utiles, contribuant au développement et au rayonnement de la société», abonde Abdelhamid Amjate, professeur d’études islamiques à Taroudant.

Un attachement naturel

Ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq nous déclare que l’attachement des Marocains au Coran est naturel. Dès l’enfance, ils envoient leurs enfants au kuttab pour mémoriser le Livre saint, sans que cela ne contredise leur scolarité moderne où ils apprennent également des passages du Coran. «Même ceux qui ne parlaient pas l’arabe, comme nos compatriotes amazighs, l’ont appris et mémorisé dans son intégralité. Aujourd’hui encore, près d’un demi-million d’enfants fréquentent les écoles coraniques, pour la plupart rattachées aux mosquées», ajoute le ministre, dont le département chapeaute l’intégralité des katatibes, mosquées et écoles enseignant le Coran au Maroc.

Le résultat est stupéfiant. Dans la pénombre d’une salle souvent modeste, au cœur des villages, des médinas et des quartiers nouveaux, les enfants s’alignent devant leur fqih ou muhafiz. À la main, la tablette de bois enduite d’argile, le calame trempé dans une encre noire, ils écrivent et récitent les versets, effaçant et recommençant jusqu’à ce que chaque mot s’imprime dans la mémoire et le cœur. «C’est une pédagogie qui facilite la rétention chez les élèves, car elle grave le Coran profondément dans leur mémoire», explique Imane Yahya, maîtresse enseignante du Coran à Tanger.

Une chaîne ininterrompue

Ce rituel renforce la maîtrise de l’arabe, affine l’orthographe coranique et inculque une discipline rare. Ce n’est pas seulement un texte sacré qui se transmet, mais une identité vivante, profondément ancrée dans l’histoire du Maroc. Abdellah Laghzioui, superviseur de l’école coranique de la mosquée Hafsa à Fès souligne une «spécificité marocaine». Cette approche a de nombreux avantages: l’élève reçoit directement le Coran de la bouche du maître. «La transmission est orale et directe, depuis l’Ange Gabriel qui l’a révélé au Prophète, puis aux compagnons, puis aux générations suivantes. C’est une chaîne ininterrompue, un héritage sacré qui perdure jusqu’à aujourd’hui», indique Laghzioui. Le rythme est quelque peu martial, Abdelhamid Amjate, professeur d’études islamiques à Taroudant n’est pas peu prolixe sur le sujet. «L’élève se lève avant l’aube, souvent réveillé par son maître, et reprend son apprentissage. Ensuite, il présente sa tablette écrite au professeur, qui corrige, puis l’élève lave la tablette, la réécrit et la relit au maître. Ce processus se répète afin d’ancrer les versets dans sa mémoire. Mais la mémorisation seule ne suffit pas: il faut la consolidation, la récitation régulière des passages appris», nous relate-t-il.

Le lever matinal est donc essentiel pour renouveler l’énergie et la volonté de l’étudiant. Toute la journée, il poursuit ainsi son cycle: écrire, corriger, réciter, comparer avec ses camarades pour éviter les erreurs. L’écriture de la tablette n’a pas pour unique but de retenir, mais aussi de se familiariser avec les subtilités du texte coranique: les mots qui se ressemblent, les différences de graphie, ou encore certaines particularités orthographiques. Cette méthode est connue sous le nom d’anssas ou titemtin en amazigh. «Grâce à cette rigueur, le Coran devient partie intégrante de l’être de l’étudiant, de sa mémoire et de sa chair. C’est ce qui a valu au Maroc sa réputation et ses succès dans les concours nationaux et internationaux de mémorisation», relève Abdelhamid Amjate. Dans son école, un tiers se consacre exclusivement aux études religieuses, tandis que les autres associent la mémorisation du Coran aux études générales. Malgré la rigueur qui prime dans l’apprentissage du Coran, la méthode, comme l’ambiance générale, ne manque pas d’insolite. Il y a le grand vacarme apparent, comme il y a certaines gestuelles et méthodes, comme dekkane, qui interrogent. Mais tout a un sens. Pendant comme à la fin de chaque «maîtrise», une seule expression se lit sur tous les visages: la fierté d’avoir accompli son apprentissage et la volonté d’aller plus loin. Du nord au sud du Maroc, d’est en ouest, apprendre le Coran est aussi le ciment de la nation.

Les femmes d’abord

On l’aura compris, sur le terrain, l’apprentissage se répartit entre écoles coraniques, mosquées et écoles d’enseignement traditionnel. Mais ce n’est pas tout. Des centres d’apprentissage saisonniers s’organisent également en chaque période estivale. Des écoles mobiles, dans des régions comme le Sahara marocain notamment, sont également de mise. La base reste cependant les écoles coraniques: les katatibes.

Ahmed Toufiq, ministre des Habous et des Affaires islamiques note à ce titre «un nouvel engouement pour les écoles coraniques. L’imam, qui encadre cette mémorisation, reçoit une modeste rétribution, mais c’est une mission encouragée et valorisée. Chaque année, des demandes d’ouverture de nouvelles écoles libres sont déposées, et lorsqu’elles remplissent les conditions, nous les autorisons». «Par ailleurs, le programme national de lutte contre l’analphabétisme, initié par Sa Majesté le Roi, bénéficie à plus de 350.000 personnes chaque année. Nous avons constaté que les femmes y sont particulièrement nombreuses: beaucoup viennent pour apprendre à lire et à écrire afin de pouvoir lire le Coran. Certaines, bien qu’ayant été analphabètes, sont parvenues à mémoriser l’intégralité du Coran», souligne le ministre.

L’école coranique s’adapte. À Guercif, dans l’Oriental marocain, par exemple, les écoles et centres saisonniers foisonnent. Membre du Conseil local des Oulémas, Maâzouz Boulouiha nous explique la démarche, qui s’explique notamment par le retour en vacances des familles marocaines originaires de l’Oriental et qui résident à l’étranger. «En plus des centres permanents, nous mettons en place des écoles d’été d’apprentissage du Saint Coran. La finalité est de permettre aux enfants d’avancer dans leur maîtrise même en temps de vacances. Le succès est à chaque fois au rendez-vous. Au point que le nombre de ces structures ne cesse d’augmenter», nous dit-il.

Un effort collectif

Au Sahara, ce sont les écoles mobiles qui ont pignon sur rue. «Dans les régions du Sahara marocain, les écoles coraniques traditionnelles présentent une particularité: elles sont souvent itinérantes, en raison du mode de vie des populations locales, dont beaucoup pratiquent l’élevage et vivent en déplacement permanent. Mais cette mobilité n’a jamais freiné leur développement. Bien au contraire, ces écoles ont su s’adapter, et leur mission reste la même: enseigner et transmettre le Coran, qui demeure au cœur de leur activité», souligne le chercheur en histoire Mohamed Yahdih Sibaway depuis Laâyoune.

Si l’adaptation est le maître-mot, la solidarité nationale est également un élément clef. Familles, tribus, villages et quartiers, sous les auspices d’un ministère entreprenant et de conseils de oulémas actifs se rejoignent dans cet effort monumental. Le ministère des Habous et des Affaires islamiques déploie des programmes éducatifs, multiplie les centres de mémorisation et organise des concours d’envergure. Associations, institutions caritatives et mécènes apportent un soutien précieux. Les familles contribuent, chacune selon ses moyens. Imams et fqihs s’y consacrent avec dévouement, tandis que les érudits prolongent cette mission à travers conférences, prêches et campagnes de sensibilisation. À l’ère numérique, les réseaux sociaux offrent à ce patrimoine une résonance mondiale, en relayant récitations, cours et concours en direct.

Lorsque l’UNESCO a reconnu le Maroc comme premier pays en nombre de mémorisateurs du Coran, ce n’était pas seulement un honneur. C’était la reconnaissance d’un héritage vivant, d’une passion profonde pour le Livre sacré, qui résonne dans chaque école, chaque foyer, chaque village. Derrière cette réussite se trouvent des familles, des autorités et des associations qui transmettent amour et mémoire, valeurs et fierté. La tendance, loin de s’estomper, se renforce et se modernise. Grâce à ces efforts continus, le Maroc se présente comme un modèle dans le monde islamique, montrant qu’il est possible de préserver le patrimoine spirituel tout en l’inscrivant dans l’élan d’un avenir partagé.

Par Tarik Qattab
Le 27/09/2025 à 13h00