Le crime impardonnable de Boualem Sansal

Fouad Laroui.

ChroniqueOn ne peut pas faire un usage public de sa raison quand c’est la déraison qui est au pouvoir et qu’elle entend monopoliser l’espace public.

Le 27/11/2024 à 10h59

C’est en relisant le classique Qu’est-ce que les Lumières? publié en 1784 par Kant qu’on peut véritablement comprendre ce qui arrive ces jours-ci à Boualem Sansal.

Dans ce court mais percutant texte, le philosophe allemand définit l’esprit de l’Aufklärung («Oser penser par soi-même, et non sous la tutelle d’un autre») mais surtout -et c’est ce qui nous intéresse ici- il pose les conditions qui peuvent mener à l’émancipation intellectuelle de tout un peuple, et non plus de quelques individus: que ces derniers puissent faire un usage public de la raison.

En effet, écrit Kant, «on trouvera toujours quelques hommes qui pensent par eux-mêmes», qui ont su s’affranchir du prêtre, du dogme ou de la tradition, mais tant qu’ils ne peuvent pas en faire état sur la place publique, ils restent inoffensifs aux yeux de ceux qui veulent maintenir le peuple dans sa ‘minorité’, c’est-à-dire dans son incapacité à penser par lui-même.

Revenons à Sansal. Il publia son premier livre, Le Serment des Barbares, en 1999, au moment où sortait mon troisième roman: autant dire que nous nous sommes souvent croisés dans des salons littéraires, des émissions de radio, des débats, etc. Nous étions parfois en désaccord -son mépris de l’arabité m’indisposait, sa propension à confondre, dans une même détestation, islam et islamisme aussi-, mais tout cela restait dans le cadre d’un dialogue courtois, voire cordial.

Je le trouvais courageux de critiquer aussi durement le régime algérien tout en continuant à habiter à Boumerdès. Dans son troisième roman, Dis-moi le paradis, il dénonçait la corruption, l’impéritie des gouvernants successifs depuis Boumediene (oui, il osa s’attaquer à la statue du Commandeur), le naufrage de l’enseignement après une arabisation trop vite et trop mal menée, etc. Dans Harraga (2005), le pouvoir algérien en prit également pour son grade -c’est le cas de le dire. Le Village de l’Allemand (2008) fut censuré en Algérie, mais Sansal ne fut pas inquiété.

«Lorsqu’il a déclaré au média Frontières que “quand la France a colonisé l’Algérie, l’ouest faisait partie du Maroc”, Boualem Sansal a fait ce que Kant jugeait nécessaire pour émanciper un peuple: un usage public de sa raison.»

Au cours d’un voyage en train entre Nancy et Paris -nous revenions d’un évènement littéraire, ‘le Salon sur la Place’-, je lui demandai s’il savait pourquoi les ‘décideurs’ d’Alger le laissaient en paix. Il me répondit, en gros, que, d’une part, son combat contre l’islamisme ne les dérangeait pas et que, d’autre part, ils passaient par pertes et profits les critiques acerbes qu’il leur adressait puisqu’elles leur permettaient d’affirmer que la liberté d’expression était respectée en Algérie.

Mais il y avait une limite et c’est pourquoi ces mêmes ‘décideurs’ l’ont jeté dans une geôle la semaine dernière. Lorsqu’il a déclaré au média Frontières que «quand la France a colonisé l’Algérie, l’ouest -Tlemcen, Oran et jusqu’à Mascara- faisait partie du Royaume du Maroc», il a fait ce que Kant jugeait nécessaire pour émanciper un peuple: un usage public de sa raison.

Or s’il y a un point sur lequel l’émancipation intellectuelle du peuple algérien fait peur à ses dirigeants, c’est bien la question des frontières. Sans remettre en question le fait que Tlemcen ou Oran sont aujourd’hui définitivement algériennes, le simple fait de comprendre qu’il n’en fut pas toujours ainsi, qu’il y a une Histoire, que le Maroc fut dépecé par les colonialismes espagnol et français, peut inciter chaque Algérien à se mettre à ‘penser par lui-même’. Ainsi, il pourrait comprendre qu’il est absurde de vouloir amputer le Maroc de ses provinces du Sud et qu’il est criminel de financer, abriter et soutenir un mouvement séparatiste créé, en son temps, par feu le fou Kaddafi.

Le cas Sansal est révélateur: on peut, en Algérie, se proclamer athée et attaquer l’islam et l’arabité, mais on ne peut pas énoncer une simple vérité historique. Et surtout -et c’est là le crime impardonnable de Boualem- on ne peut pas faire un usage public de sa raison quand c’est la déraison qui est au pouvoir et qu’elle entend monopoliser l’espace public.

Par Fouad Laroui
Le 27/11/2024 à 10h59