La médiatisation et l’indignation collective pour que justice soit (bien) faite

ChroniqueAu Maroc, nous nageons en plein paradoxe. Comment peut-on attendre de la justice de condamner comme il se doit des violeurs d’enfants quand des juges autorisent encore le mariage de mineurs, au point que ce phénomène soit encore bien installé?

Le 02/04/2023 à 16h06

L’affaire de la fillette de 11 ans violée par trois hommes âgés de 25, 32 et 37 ans et ayant accouché d’un enfant issu de ces viols à répétition, un an plus tard, nous dresse un portrait bien sombre de l’état actuel de notre société et de notre appareil judiciaire. Deux ans de prison… Une peine d’une légèreté affolante assortie d’amendes de 20.000 et 30.000 dirhams à verser à la victime.

L’affaire, médiatisée, a déclenché l’indignation sur les réseaux sociaux. Une colère saine qui nous rassure un tant soit peu sur l’état de santé d’une société où la culture du viol est confortée par des décisions de justice qui font froid dans le dos.

Car le verdict infligé à la jeune S. n’est malheureusement pas un cas isolé. Fin 2015, la jeune Khadija Souidi, âgée de 16 ans, victime d’un viol collectif à Marrakech, se donnait la mort après que ses huit agresseurs ont été innocentés par la justice et sont revenus la menacer.

En 2021, le tribunal de première instance de Safi condamnait un infirmier à cinq ans de prison ferme et à 80.000 dirhams de dommages et intérêts à la famille de la fille qu’il avait violée quelques mois auparavant et qui s’est donné la mort suite à ce viol.

La mort, c’est la solution pour laquelle optent nombre de victimes quand ni la justice de leur pays ni, parfois même, leur famille ne leur assurent aucun droit ni protection quand leur calvaire se vit en silence, bien loin des projecteurs.

A contrario, certaines affaires tout aussi graves sont assorties de lourdes peines. Enfin, disons plutôt de peines normales. C’est le cas de l’affaire de Khadija, 17 ans, kidnappée, séquestrée, violée et torturée pendant deux mois. Ses agresseurs ont été condamnés à 20 ans de prison ferme chacun. Une peine qui s’explique par les chefs d’accusation de traite d’être humain sur mineure, de constitution d’une bande organisée ou encore d’enlèvement et de séquestration en plus du viol. Mais pas que, car dans le cas de Khadija, la jeune fille tristement célèbre pour les tatouages qui lui ont été infligés, on ne peut s’empêcher de penser que c’est certainement le témoignage filmé qu’elle a donné à la presse, et la très large médiatisation de son agression, qui auront participé à lui rendre justice. Oui, c’est un fait, aujourd’hui, l’opinion publique peut jouer un rôle déterminant dans l’application de la justice.

On peut débattre de longues heures sur ce qui a poussé la chambre criminelle de la cour d’appel de Rabat à condamner à de si légères peines les violeurs de la jeune S. et ce qui pousse d’autres juges à faire preuve, dans le même type d’affaires, d’autant de clémence. La question qui se pose aujourd’hui est: pourquoi les trois hommes ont-ils été accusés de «détournement de mineur par la fraude» et d’«attentat à la pudeur sur mineur avec violence» alors même que la fillette est tombée enceinte de l’un de ces trois violeurs, test ADN à l’appui, et qu’il s’agit indubitablement d’un viol? Il faudra attendre pour cela la copie du jugement… Mais le constat est bien là, accablant, nous forçant à en tirer les conclusions qui s’imposent sur l’état de notre société.

D’un côté, il y a les lois. L’article 486 stipule ainsi que «si le viol a été commis sur la personne d’une mineure de mois de dix-huit ans, d’une incapable, d’une handicapée, d’une personne connue pour ses facultés mentales faibles, ou d’une femme enceinte, la peine est la réclusion de dix à vingt ans de prison». Toutefois, l’article 484 évoque, lui, prévoit une peine de deux à cinq ans de prison pour «tout attentat à la pudeur consommé ou tenté sans violence, sur la personne d’un mineur de mois de dix-huit ans». Puis, l’article 485 fait le distinguo avec l’attentat à la pudeur commis avec violences sur un mineur de moins de dix-huit ans avec une réclusion de 10 à 20 ans.

Voilà pour les textes de lois qui mériteraient d’être durcis et de ne pas tenir compte, en aucun cas, de circonstances atténuantes dans les cas de pédophilie, car c’est de cela qu’il s’agit. Mais qu’en est-il de leur application dans les tribunaux? Force est de constater que face à ce fléau, le système judiciaire pèche par des peines peu en adéquation avec le crime. C’est bien l’application des textes juridiques qui pose problème, encore et toujours.

Au Maroc, nous nageons en plein paradoxe. Comment peut-on attendre de la justice qu’elle condamne comme il se doit des violeurs d’enfants quand des juges autorisent encore le mariage de mineurs, au point que ce phénomène soit encore bien installé?

Comment peut-on décemment faire le distinguo entre une victime mineure de viol et une mineure qu’on marie? Les deux ne sont-elles pas des victimes? Cette question ne devrait même pas se poser! Mais le fait qu’on se la pose aujourd’hui est bien la preuve que la notion même de droits de l’enfant nous échappe complètement, tiraillés que nous sommes entre des conventions ratifiées, des textes de lois existants d’un côté, et la culture et les traditions de l’autre, auxquelles se plient encore de trop nombreux juges.

Comme le dénoncent bon nombre d’associations marocaines, le problème provient en grande partie de la non-uniformité de l’application de la loi, assujettie à la formation et à la personnalité du juge. Dans son rapport sur la persistance du mariage des mineurs, le CESE a épinglé le même fléau, en écrivant que «le problème est que le législateur, en dérogeant aux normes qu’il a lui-même fixées en matière de mariage, a créé en même temps de la confusion et des antinomies dans les lois qui affaiblissent la protection juridique des enfants. Ces antinomies dans les textes, associées à l’attribution aux juges de larges pouvoirs discrétionnaires, sont source de jugements différents pour des cas similaires, de discriminations et d’iniquités à l’égard des femmes et des enfants». De son côté, le CNDH a lancé un slogan tout aussi évocateur de la stratégie à adopter en la matière: «abolir l’exception, rétablir la norme».

Mais au-delà de l’application des peines qui pose un véritable problème, un autre fléau, purement sociétal, a la peau dure: les tabous qui interdisent les discussions autour des relations sexuelles dans les familles. Comment un enfant peut-il dénoncer un acte criminel commis à son encontre s’il ne sait pas ce qu’est la sexualité? Si la notion de consentement ne veut rien dire pour lui? Combien d’enfants sont-ils violés dans le silence le plus total parce qu’on ne parle pas de ces choses-là? Combien de familles tardent à porter plainte au point que le tribunal ne puisse pas rendre justice à la victime faute de preuves?

Alors, en attendant la révision du Code pénal, l’indignation générale face à une pensée archaïque doit se faire entendre et chacun de nous se doit d’être un lanceur d’alerte en puissance. Car en s’opposant à ce type de verdicts, on peut espérer modifier le cours des choses, en faisant d’une pierre deux coups, pour changer les lois et les mentalités en même temps. Le ministre de la Justice, Abdellatif Ouahbi, a ainsi annoncé que le Ministère public a fait appel du jugement afin de protéger les droits de la victime et veiller à la bonne application de la loi.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 02/04/2023 à 16h06