Jeunesse en ligne, argent en jeu: l’envers du décor des jeux d’argent

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueL’illusion du gain facile gagne du terrain, même chez les mineurs. Derrière l’écran, un piège redoutable: addiction, isolement, spirale de dettes… Un fléau silencieux aux dangers encore trop minimisés.

Le 20/06/2025 à 11h03

Derrière le calme apparent de nos foyers, une autre vie se joue. Numérique. Opaque. Discrète. Un casino de poche dissimulé dans un smartphone, à portée de clic.

À 13 ans, un garçon «tranquille», enfermé dans sa chambre, commence à voler de l’argent à ses parents. Pas pour se procurer de la drogue. Pour jouer. En ligne. Et il n’est pas un cas isolé.

Comme lui, des milliers de mineurs au Maroc glissent chaque jour dans une spirale silencieuse. Une addiction rendue possible grâce à trois choses: l’accessibilité, l’anonymat, et l’absence quasi totale de régulation.

Les jeux de hasard et les paris sportifs en ligne ne sont plus des pratiques marginales. Ils constituent aujourd’hui un véritable marché de masse, nourri par une prolifération d’applications à peine régulées, promues sans relâche sur les réseaux sociaux. Un marketing sauvage, hyper ciblé, souvent masqué, qui fait appel aux codes de la jeunesse.

Codes promos, notifications, tutos, lives d’influenceurs: tout est conçu pour attirer, captiver, fidéliser.

Le produit vendu? Un espoir instantané.

Le public visé? De plus en plus jeune.

En quelques clics, vous êtes happés par la promesse d’un jackpot rapide, sans effort. Une promesse qui tombe à pic, dans un contexte de précarité économique et de solitude numérique.

Ce phénomène global prospère au Maroc, sur un vide juridique préoccupant. Car, ici, près de 9 Marocains sur 10 de plus de 5 ans possèdent un smartphone. Une population jeune, connectée, avide de réseaux sociaux. Et les jeux d’argent n’ont même plus besoin d’être cherchés. Ce sont eux qui vous trouvent.

Sur TikTok, YouTube, Instagram, ou même dans une simple appli météo, les pubs s’affichent. Elles promettent des gains rapides, des méthodes infaillibles, des victoires garanties.

Des géants numériques opérant depuis l’étranger orchestrent cette offensive. Ils s’appuient sur des influenceurs locaux, transformés en rabatteurs. Visages familiers, langage codé, codes d’affiliation: la confiance est immédiate. Le piège est parfait.

Le ciblage est clair: jeunes, chômeurs, étudiants… et mineurs. Les applications, souvent frauduleuses, sont innombrables. Une fois convaincu, l’utilisateur télécharge.

L’interface est colorée, séduisante. On vous «offre» quelques dirhams pour commencer. Puis tout s’enchaîne.

Les premiers gains sont calculés pour stimuler l’illusion de réussite. Les algorithmes activent les circuits de récompense du cerveau. Excitation. Pertes. Frustration. L’envie de rejouer. Et c’est ainsi que, sans s’en rendre compte, des jeunes basculent dans l’addiction en quelques jours.

Le financement est facile. Carte bancaire. Ou plus grave encore: dans des agences multiservices, les mêmes où l’on paie les factures, on peut créditer son compte de jeu. Les mineurs le savent. Et le font. En toute impunité.

Officiellement, les jeux d’argent en ligne sont interdits au Maroc, à l’exception de la Loterie nationale ou du PMU (Pari mutuel urbain).

En réalité, des centaines de sites étrangers restent librement accessibles, en arabe comme en français, utilisant des moyens de paiement locaux parfaitement intégrés. Et pourtant, aucune autorité ne semble en assurer le contrôle.

«L’addiction, elle, est invisible. Mais dévastatrice. Endettement, échec scolaire, isolement, vols, troubles mentaux… Les adolescents en paient le prix fort. Les cas de dépression, d’angoisse, et même de tentatives de suicide, sont bien réels.»

—  Soumaya Naamane Guessous

Le résultat? Un phénomène de masse, banalisé. On parie dans les cafés, dans les couloirs d’école, dans les foyers, riches ou modestes. Sur tout. Tout le temps. Football, tennis, NBA, compétitions en Asie ou en Amérique… Le téléphone est devenu un casino portatif, sollicité jusqu’aux toilettes.

L’addiction, elle, est invisible. Mais dévastatrice. Endettement, échec scolaire, isolement, vols, troubles mentaux… Les adolescents en paient le prix fort. Les cas de dépression, d’angoisse, et même de tentatives de suicide, sont bien réels.

Et ce n’est pas tout. L’escroquerie numérique prospère dans cette zone grise. Usurpation d’identité, vols de données, comptes bancaires siphonnés. La majorité des victimes sont des jeunes… et leurs parents ne le découvrent que trop tard.

Pire encore: des arnaques utilisent l’image de banques marocaines. Un chéquier ici, un solde bancaire affiché là. Pour beaucoup, ces images suffisent à convaincre que les jeux sont proposés ou cautionnés par les banques. Ce qui est, bien entendu, totalement faux. Mais terriblement efficace.

Cette confusion, savamment orchestrée par des arnaqueurs numériques, brouille les repères et manipule la confiance du public.

Il est urgent que les banques concernées réagissent fermement à ces détournements d’image, pour protéger non seulement leur réputation, mais aussi des milliers de jeunes clients potentiellement vulnérables à ce type d’escroquerie numérique.

Comment protéger notre jeunesse, au-delà de la seule vigilance parentale? La réponse doit être collective, systémique, et s’articuler à plusieurs niveaux.

D’abord, agir vite

Il est impératif d’interdire aux agences multiservices toute transaction vers des plateformes de jeux en ligne effectuée au nom de mineurs. Une mesure simple, applicable immédiatement.

Ensuite, encadrer

Limiter l’accès des mineurs à ces contenus et en restreindre la promotion, notamment via des partenariats avec les grandes plateformes numériques. Cela suppose aussi la mise en place d’un cadre juridique clair, qui reconnaisse et combat la nature addictive et prédatrice de ces pratiques.

Éduquer, surtout

Intégrer l’éducation au numérique et aux risques d’addiction dans les collèges et lycées. Lancer des campagnes de sensibilisation efficaces, diffusées sur les mêmes canaux que ceux utilisés pour les publicités de jeux: réseaux sociaux, plateformes vidéo, influenceurs.

Enfin, éveiller les consciences

Autorités, éducateurs, parents, jeunes eux-mêmes: chacun doit prendre la mesure de ce danger rampant, qui avance masqué derrière l’illusion du jeu. Car, dans ce jeu-là, le seul vrai gagnant, c’est la plateforme.

Ces jeux ne sont pas de simples divertissements numériques: ils s’imposent comme des pièges à temps, à argent et à conscience, ciblant une jeunesse souvent en marge, en quête de sens ou d’avenir.

Fermer les yeux, c’est consentir à un abandon silencieux, celui d’une génération livrée aux logiques d’un capitalisme numérique sans garde-fous, qui monnaye l’illusion du gain contre la réalité de la dépendance.

Il ne s’agit plus seulement de réguler des écrans, mais de protéger des vies.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 20/06/2025 à 11h03