Vous est-il arrivé un jour de passer quatre heures à regarder un panneau jaune indiquant en grosses lettres noires cette intéressante combinaison: F6?
Non, il ne s’agit pas de la case qu’occupe assez naturellement le cavalier noir au second coup d’une partie d’échecs. Il ne s’agissait pas non plus de l’entrée d’un immeuble où quelque affaire urgente m’appelait mais que je n’osais franchir, craignant la versatilité de dame Fortune.
F6, c’était la porte d’embarquement du vol qui devait m’emporter de Casablanca vers Amsterdam dimanche dernier. Ce vol AT850 aurait dû quitter la terre ferme à 12h30, mais il ne cessait d’être retardé, pour cause de tempête (vous vous souvenez?).
Bien qu’hypnotisé par F6, je remarquai que la jeune femme qui était à ma droite m’avait posé une question. Native de Hollande, elle n’avait pas compris le message qu’avait craché un haut-parleur poussif et qui, en arabe, en anglais et en français se réduisait à grmmmbbll dggrrrbbblm mgrrbbll. Je lui expliquai de quoi il retournait (je parle couramment le grmmmbbll) et nous continuâmes de deviser benoîtement. C’était la première fois que la fraîche Batave mettait les pieds chez nous. Elle avait passé une semaine à s’initier au surf à Taghazout -autant dire qu’elle savait tout, désormais, du Maroc. Elle m’apprit quelques détails étonnants au sujet de l’exotique pays où je suis né: on peut y acheter des iPhone, les femmes n’y portent pas toutes la burka et elle avait vu, de ses (beaux) yeux vu, un instructeur de surf boire… une bière!
Incroyable mais vrai.
À un certain moment, elle me demanda pourquoi ce monsieur Hamas dont on parlait tant haïssait les Juifs (elle venait de regarder les nouvelles sur son portable). Le grmmmbbll avait graillonné que l’embarquement n’aurait pas lieu avant une heure: nous avions donc tout notre temps. Je me calai dans mon petit fauteuil d’aéroport et j’entrepris de lui raconter le conflit israélo-palestinien qui remonte, nul ne l’ignore, à quelques milliers d’années avant Jésus, plus précisément à ce jeudi fatal où Abraham chassa Hagar et son petit bâtard dans le désert, sous l’œil triomphant de Sarah.
Au bout d’une demi-heure, j’en étais arrivé aux accords d’Oslo de 1993, puis ce fut l’assassinat de Rabin, la victoire de Hamas aux élections de 2007…
Et c’est alors que je me rendis compte que Lisa -nommons-la Lisa- ne savait rien, absolument rien, mettons-le en majuscules: RIEN, de tout ce que je lui racontais. Pas encombrée par la moindre bribe de culture, elle était instinctivement du côté d’Israël, comme la plupart de ses compatriotes.
Ça me rappela quelque chose: l’avant-veille, sur le campus de l’université où j’enseigne, un étudiant, nommons-le H’mida, m’avait posé une question qui était l’exacte contraposée de celle de Lisa: pourquoi Israël haïssait-il les Palestiniens? Et en répondant à cette question, je m’étais rendu compte que H’mida, comme Lisa, ne connaissait RIEN à l’Histoire du conflit. Jamais entendu parler de la destruction du second temple, de la diaspora, de Herzl, de Balfour, de Ben Gourion…
Or, ces deux jeunes personnes, qui sont en âge de voter, ont une opinion sur tout, par exemple sur ce qui se passe au Proche-Orient. Pour l’une, tout se ramène à une espèce de fou furieux nommé Hamas, que le shérif doit abattre à la fin du film; pour l’autre, c’est les Juifs, quoi, les Juifs, say no more, pas la peine d’aller plus loin.
Platon se méfiait de la démocratie: elle repose sur l’opinion commune des gens, la doxa. Mais sur quoi repose cette opinion, quand on ne sait rien, ou pas grand-chose, à ce dont on parle, à ce dont on décide?
Il se pourrait, finalement, que cet inextricable conflit israélo-palestinien ne puisse pas être résolu par des moyens démocratiques -après tout, le seul pays réputé démocratique de la région a porté au pouvoir, par le vote, les fachos racistes Smotrich et Ben Gvir au pouvoir. Et qui y a-t-il en face?
La solution à deux États devra sans doute être imposée par la force, par un président américain déterminé et inflexible, genre Lincoln ou Roosevelt.
Parce que tant que l’opinion des uns et des autres reposera sur l’ignorance, on n’avancera pas.