Je me suis souvenu hier de Moby Dick en lisant cet entrefilet: «À l’occasion de Aïd al-ad’ha, les prix des abats de mouton se sont envolés en raison de la forte demande.» Les prix de la douara (estomac, poumons, foie…) pourraient atteindre mille dirhams, voire plus, à l’approche de la fête. On se précipite avec voracité sur les tripes, on s’étriperait pour en décrocher chez le chevillard. Notez qu’il ne s’agit plus du rite du sacrifice, qui a été sagement annulé à cause des conditions climatiques et économiques, mais de la simple consommation de viande et d’abats.
Il n’y a qu’une façon de comprendre cet engouement: pour la majorité des gens, Aïd al-ad’ha n’a rien à voir avec la foi. C’est juste l’occasion de faire une Grande Bouffe, une grande abbuffata, comme dans le film de Marco Ferreri qui fit scandale en 1973. Le réalisateur italien avait lancé son brûlot comme une satire de la société (occidentale) de consommation. Sommes-nous si différents?
Comment en sommes-nous arrivés là? Comment enseigne-t-on la foi et la religion dans notre pays? Comme une simple orthopraxie –faites ceci, ne faites pas cela– sans voir les choses derrière les choses? Sacrifiez un mouton (et dévorez-le) mais ne cherchez pas à savoir pourquoi…
Je me suis donc souvenu hier de Moby Dick. Le grand roman de Melville, un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, commence par cette phrase aussi courte qu’énigmatique: «Call me Ishmael.» L’ayant d’abord lue en français («Appelez-moi Ismaël.»), à l’adolescence, sur la plage d’El Jadida, j’avais arrêté un instant ma lecture à peine entamée pour me demander pourquoi le narrateur me donnait un ordre au lieu d’énoncer un simple fait («Je m’appelle Ismaël.»). J’en avais déduit ceci: ou bien Melville voulait d’emblée présenter le narrateur comme quelqu’un d’autoritaire, de dominateur, ou bien il indiquait que ledit narrateur ne voulait pas livrer son vrai patronyme (parce qu’il avait un passé trouble, comme ceux qui s’engagent dans la Légion?) et qu’il nous intimait donc l’ordre de l’appeler par un pseudonyme de son choix.
«L’important, pour un Musulman, ce devrait être Ismaïl, son père, Dieu, le sens de tout ça… et non le mouton.»
— Fouad Laroui
Ce n’est que plus tard, à l’âge adulte, que je fis le rapprochement avec l’Ismaël de la Bible. Agar (ou Hagar), errant dans le désert avec son enfant après avoir été chassée par Abraham sur les instances de sa femme Sara(h), fut sauvée par un ange qui lui servit de guide. Ledit ange lui demanda en retour de nommer le bébé Ishma’-El (Ismaël), qui signifie «Dieu a entendu (ton appel)». Pour le narrateur de Moby Dick, Dieu était intervenu à un moment difficile de sa vie et l’avait sauvé. Il voulait rappeler cette grâce en demandant qu’on l’appelle ‘Ismaël’. L’énigme était résolue.
Entretemps, j’avais appris que notre Aïd al-ad’ha avait quelque chose à voir avec Ismaël. La fête la plus importante du calendrier musulman commémore un ‘sacrifice’: c’est le sens du mot arabe ad’ha. De quoi s’agit-il? De la foi et de la dévotion sans limites d’Abraham/Ibrahim. Mis à l’épreuve par Dieu qui lui demandait de sacrifier son fils Ismaël, Ibrahim s’apprêtait à le faire quand un ange intervint et substitua un mouton à l’enfant.
Aux Pays-Bas, j’eus des discussions à ce sujet avec un pasteur protestant, le père d’une petite fiancée, qui rectifiait poliment mais fermement: le sacrifice était celui d’Isaac (et non de son demi-frère Ismaïl) et un bélier lui fut substitué (et non un mouton).
Jacqueline Chebbi m’apprit un jour à Montpellier qu’Ibn Arabi, le plus grand mystique de l’Islam, cite Isaac comme ‘sacrifié’ dans un ouvrage et Ismaël dans un autre. Allez savoir… Mais ne chipotons pas. Le plus important est ceci: de Moby Dick à la tradition islamique en passant par la Bible, il s’est toujours agi des profondeurs et des tourments de l’âme humaine, de la foi, de la spiritualité. L’important, pour un Musulman, ce devrait être Ismaïl, son père, Dieu, le sens de tout ça… –et non le mouton.
Hélas… Quand le sage montre la lune du doigt, le sot regarde le doigt. Quand on lui parle spiritualité et solidarité, le niais regarde le mouton. On évoque la foi, il pense au foie– grillé avec de fines herbes.
Oui, bien sûr, l’Aïd est aussi une fête familiale, l’occasion de grandes retrouvailles, l’une des rares occasions pour les démunis de faire bombance; mais l’arrière-plan est tellement plus riche que cela, de la Genèse aux sourates idoines (la génisse, Houd…), d’Ibn Arabi à Melville, de Tiepolo (L’expulsion de Hagar) à Rubens (Hagar quittant la maison d’Abraham)…
Et si on apprenait aux enfants à regarder des chefs-d’œuvre et à lire des livres qui les instruisent et les élèvent au lieu de les traumatiser avec des carcasses de mouton qui pendent sanguinolentes d’un croc de boucher, ou carrément d’un balcon, puis avec le spectacle d’une Grande Bouffe carnivore ponctuée de rots, de flatulences et de bruits de mastication, tout cela sans le moindre éclair d’esprit– ni de vraie foi?





