Parcourir Casablanca en fauteuil roulant, pour mieux comprendre la ville et les autres: tel est le pari de la Mission Roosevelt, performance participative proposée par la compagnie italienne Tony Clifton Circus, organisée par l’Institut Français de Casablanca dans le cadre de son programme Art et inclusion. Une plongée dans la peau d’une personne en situation de handicap, qui mêle théâtre, jeu et confrontation au réel.
«C’est une mission secrète!» , on entend les organisateurs s’exclamer: le ton est donné dès le départ. Rendez-vous fixé le vendredi 9 mai, au Consulat général de France, dans le quartier Mers Sultan. Les 20 participants sont accueillis par deux figures hautes en couleur: Madame et monsieur Roosevelt, costumes rouges, lunettes assorties, rires exagérés. Ils annoncent à leurs recrues que leurs identités sont désormais effacées: tous s’appellent Roosevelt. Objectif: infiltrer la ville, carte et instructions en main, pour vivre une mission aussi comique que révélatrice.
Après une brève réunion dite clandestine, cap sur la place Mohammed V, en plein centre-ville. Là, l’étonnement gagne les passants. Les organisateurs, armés d’un micro et de musique de fête foraine, présentent leur Train Roosevelt: 20 fauteuils roulants attachés les uns aux autres. Les participants, mêlés à la foule, achètent symboliquement leur place avec un billet de 100 dirhams, distribué plus tôt. Une fois installés, le convoi démarre dans un joyeux vacarme.
Mais derrière la farce, une épreuve physique et mentale commence. Lorsque les fauteuils sont détachés, chacun doit apprendre seul à manœuvrer: bras épuisés, pertes d’équilibre, roues capricieuses... Le quotidien de milliers de Marocains en situation de handicap prend forme.
Pas d’accessibilité, pas de dignité
Cette expérience, Amina Laraki Slaoui la salue. Présidente de l’Amicale marocaine des handicapés, elle milite depuis des décennies pour l’accessibilité: «C’est un droit fondamental. Pas d’accessibilité, pas de réinsertion. Vous pouvez envoyer les gens à l’école, les rééduquer, mais s’il n’y a pas d’accessibilité, il n’y a pas d’université, pas de travail. Et donc on ne vit pas dans la dignité.»
Pour elle, la Mission Roosevelt tombe à pic. Juste après un téléthon qui a mobilisé plus de 8 millions de spectateurs autour de la cause du handicap, cette parade urbaine vient ancrer le message dans les rues: «C’est une manière ludique de parler d’accessibilité autrement que dans des conférences. Et c’est bien aussi que des gens qui n’ont jamais fait l’expérience se retrouvent en fauteuil, pour voir ce que c’est.»
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À chaque étape du parcours –Parc Duiven, Boulevard de Paris, Place du 16 novembre, Place des Nations unies– les jeux se succèdent: slaloms, éclatement de ballons avec les roues du fauteuil, matchs de handball, course. Mais au-delà de l’amusement, la réalité rattrape les Roosevelts: trottoirs impraticables, traversées dangereuses, commerces inaccessibles.
«On a vu qu’il y avait des passages qui n’avaient pas d’accès pour les personnes à mobilité réduite», confie une participante. «Avec la gentillesse des commerçants, certains proposaient de nous soulever pour entrer, mais ce n’est pas normal. Cette mission nous a ouvert les yeux.»
Une expérience à ressentir
Pour Gaëtan Pellan, directeur de l’Institut français de Casablanca, c’est exactement ce que cherche le programme Art et inclusion: «On invite le spectateur à regarder autrement le handicap, par l’intermédiaire de spectacles, de théâtre, ou ici, d’une performance participative. L’idée, c’est que chacun ressente dans son corps ce que vivre avec un fauteuil veut dire.»
Iacopo Fulgi, l’un des organisateurs, rappelle que cette performance a été jouée dans de nombreuses villes du monde depuis dix ans: «À Casablanca, c’était particulier. On avait peu de temps et un parcours contraint à cause de manifestations prévues. Mais ce qu’on cherche, ce sont les micro-histoires qui émergent dans l’interaction entre les Roosevelts et l’espace urbain.»
Changer le regard, une roue après l’autre
Dans les rues, certains passants croient assister à une sortie organisée pour des personnes handicapées. Les commentaires fusent: «C’est bien, au moins ils sortent un peu s’amuser.» D’autres, eux-mêmes en situation de handicap, s’arrêtent pour observer. Pendant quelques heures, les lignes se brouillent. Et c’est peut-être là, dans ce trouble, que naît la prise de conscience.
Alors que la mission s’achève Place des Nations unies, les faux passagers du Train Roosevelt se lèvent sous les yeux incrédules des spectateurs. L’espace d’un après-midi, ils ont roulé dans une autre réalité. Et peut-être, à leur manière, semé quelques graines de changement.








