Jeudi dernier, revenant d’une interview matinale donnée à une radio casablancaise, je me suis trouvé dans un taxi dans lequel il y avait trois autres personnages: le chauffeur, sa femme en distanciel -les deux s’engueulaient au téléphone- et Dieu.
En effet, le taximan -nommons-le Abdelmoula- ou plutôt non: nommons-le Bouazza, parce qu’un Abdelmoula devrait faire honneur à son nom et respecter son Seigneur- le taximan avait mis le Coran en bruit de fond dans sa guimbarde. Nous étions donc quatre dans cette Dacia: Bouazza, la voix lointaine de sa femme -nommons-la Daouia- votre serviteur effaré et la Parole de Dieu.
Ce qui donnait:
- Louange à Dieu…
- Wal’ bota, idiote, l’bota!
- … qui a révélé à Son serviteur le Livre…
- Quoi? Qu’est-ce qu’il y a?
- … et n’y a point introduit d’ambiguïté…
- L’bota!
- … parfaitement clair pour avertir d’une sévère punition…
- Quoi, l’bota? Qu’est-ce t’as à me casser les oreilles de si bon matin? Sabbehna ‘allah!
- … et pour annoncer aux croyants qui font belle œuvre…
- Tu l’as achetée chez L’houari!
- … qu’il y aura pour eux belle récompense…
- Et alors? Y a pas d’gaz dedans?
- … où ils demeureront éternellement…
- Je t’avais dit de l’acheter chez le Berbère! (Se retournant.) Et toi, tu vas où?
- … et pour avertir ceux qui disent que Dieu s’est donné un fils…
- L’houari ou le Berbère, quelle différence? B’hal b’hal! L’gaz, l’gaz!
- Je vais à Anfa. Et c’est interdit de parler dans le portable et de conduire en même temps.
- Ni eux ni leurs ancêtres n’en savent rien.
- L’houari cheffar, le Berbère ma’qoul! (Se retournant derechef.) Je parle à ma femme, ounta iih?
- Quelle monstrueuse parole qui sort de leurs bouches!
- L’houari n’est pas un voleur! Tu oublies que c’est le cousin de L’hachmia?
- Ce qu’ils disent n’est que mensonge.
- Arrête immédiatement ton taxi, je vais en prendre un autre.
- Tu vas peut-être te consumer de chagrin, ô Prophète…
- C’est le Berbère qui me semble suspect.
- … ils se détournent de toi et ne te croient pas…
- OK, je te dépose, mais tu me paies une course entière.
- Nous avons placé ce qu’il y a sur la Terre pour l’embellir…
- Tu veux que j’appelle un policier?
- Wa errajel, ho, pourquoi tu ne me réponds plus?
- … afin d’éprouver qui d’entre eux est le meilleur…
- Attends, femme, je termine avec ce gaouri et je vais en finir définitivement avec toi.
- Puis Nous allons transformer sa surface en un sol aride…
- Qui est-ce que tu traites de gaouri? Etc.
Bref, vous voyez la situation.
Il y a quelques mois, je me trouvais dans un magasin de chaussures à Marrakech, en face du Carré Eden. La sono mal réglée crachotait des versets du Coran. Deux vendeuses bavardaient en riant. Le planton, sur le pas de la porte, reluquait les passantes, l’œil égrillard. Un type à moustache, qui semblait être le patron, consultait son portable -une danse de Shakira? Le jeune homme qui essayait de me fourguer deux morceaux de pneu en les faisant passer pour des bottines italiennes sifflotait en me martyrisant les pieds.
Qui écoutait la Parole de Dieu? Personne.
Donc le Coran n’était là que comme musak, comme bruit de fond.
Et voici le plus extraordinaire: si j’avais demandé à Bouazza le Casaoui mal luné ou au patron marrakchi du magasin de chaussures d’arrêter le sacrilège et de mettre plutôt de la musique, ils seraient immédiatement montés sur leurs grands chevaux en braillant: «Nous sommes Musulmans! Mal’k? Tu es athée?»
Ils seraient bien étonnés d’apprendre que ce n’est pas parce qu’on met le Coran en haut-parleur qu’on est Musulman.
On les étonnerait encore plus en leur disant ceci: les mécréants, ce sont eux -et non pas celui qui leur demande de ne pas faire du Coran une simple tapisserie sonore que personne n’écoute vraiment.