En première page du journal Le Monde daté de samedi dernier, je lis avec perplexité ce titre: «La science économique sommée de se réinventer».
De quoi s’agit-il? Du fait que les modèles des économistes et leurs outils théoriques ne prendraient pas assez en compte les écosystèmes et leur destruction.
Pas d’accord. Le vrai problème, me semble-t-il, est celui de la faible influence des économistes hétérodoxes sur les décisions des politiques et sur les choix effectués par les citoyens.
Prenons comme exemple ce qu’on nomme «la tragédie des communs». Aristote, déjà, avait souligné ce problème, il y a plus de deux mille ans: «Ce qui est commun à tous fait l’objet de moins de soins, car les hommes s’intéressent davantage à ce qui est à eux qu’à ce qu’ils possèdent en commun avec leurs semblables».
Garrett Hardin avait repris ce thème en 1968 dans un article intitulé «The Tragedy of the Commons». Il s’agit du phénomène de surexploitation d’une ressource commune. Les économistes ont amplement montré que si on laisse faire les gens, le résultat sera un désastreux perdant-perdant.
Eh bien, regardez ce qui se passe sur nos plages -le sable, ressource commune, disparaît-, dans nos campagnes -on construit sur des terres arables-, dans nos villes -les espaces verts, quand il y en a, sont salis, dénaturés, grignotés par des constructions anarchiques. En quoi est-ce la faute des économistes? Ce sont les décideurs qui ne décident rien ou qui décident mal.
Pardon de faire ici une parenthèse personnelle. Le 7 janvier 1994, j’ai soutenu à Paris ma thèse de doctorat en sciences économiques avec l’intitulé suivant, bien explicite: «Modèles macroéconomiques et variables d’environnement». J’avais pris des modèles existants et les avais transformés pour tenir compte du fait que la pollution a un coût, que l’air et l’eau -les plus essentiels des «communs» -ne devraient pas être considérés comme gratuits, etc. Avec mes modèles modifiés, on pouvait constater que la croissance et le développement de certains pays ne sont pas positifs, comme l’affirment les statistiques du produit national, mais négatifs.
Qu’est-ce que ma thèse et des dizaines de travaux analogues ont changé? Rien. Les politiques ont continué de se gargariser avec les chiffres de la soi-disant croissance économique.
Depuis Veblen et Galbraith, les économistes ne cessent d’attirer l’attention sur la consommation ostentatoire et les travers de la société de consommation. Est-ce qu’on les a écoutés? Il suffit d’ouvrir un placard au hasard à Manhattan, Anfa ou Neuilly. A-t-on vraiment besoin de tous ces habits, de tous ces bijoux? J’ai connu quelqu’un(e) qui jetait chaque saison sa garde-robe pour en acheter une autre avec un taux effarant de turnover dans son dressing. Et cette même personne se désolait de la destruction de la planète sans voir le lien de ce désastre avec sa propre pratique et la fast-fashion. Un jour, je lui fis remarquer qu’au Moyen-Âge, on usait au maximum deux ou trois chemises au cours d’une vie. Elle me jeta un regard noir et me rétorqua:
- Heureusement qu’on n’est plus au Moyen-Âge.
Et puis, il y a la démographie, le grand tabou… Les économistes ont beau faire le lien entre l’explosion démographique et la destruction de notre environnement, personne n’écoute. Quel politique aurait le courage de dire que nous ne pouvons pas être plus de quarante millions dans ce pays sous stress hydrique et dont les sols s’épuisent -et donc qu’il faudrait prendre des mesures énergiques pour que nous ne dépassions jamais ce chiffre? L’économiste avertit, les décideurs regardent ailleurs.
Dans la mythologie grecque, Cassandre, la fille de Priam et d’Hécube, avait le don de prédire l’avenir mais personne ne l’écoutait. C’est un peu pour ça que j’ai quitté le domaine de l’économie de l’environnement. Même mes chats avaient fini par me surnommer «Cassandre»…
C’est le nom collectif de beaucoup d’économistes.