Casablanca: quand les habitants se réapproprient les espaces publics

Casablanca: quand les habitants réinvestissent les espaces publics

Le 23/11/2025 à 10h46

VidéoIls sont de plus en plus nombreux à marcher, courir dans les parcs, pique-niquer, méditer ou simplement contempler la mer. Depuis quelques années, les Casablancais renouent avec leurs espaces publics. Loin d’être des lieux de simple transit, la Corniche d’Aïn Diab ou le Parc de la Ligue arabe deviennent des terrains de vie, de loisirs et de sociabilité. Une réappropriation qui s’effectue parfois au prix d’une bataille quotidienne contre le manque de propreté, mais qui témoigne d’un besoin vital: celui de respirer.

Marcher, courir, pique-niquer, contempler la mer ou s’accorder une pause entre deux réunions: à Casablanca, les espaces publics reprennent vie. Depuis quelques années, une véritable dynamique urbaine s’observe. Les Casablancais, longtemps enfermés dans leurs voitures, leurs bureaux ou leurs appartements, redécouvrent le plaisir de s’approprier leurs parcs, corniches et promenades. Ces lieux deviennent des refuges contre l’agitation permanente d’une ville qui ne dort jamais.

Dans ce mouvement, deux endroits illustrent particulièrement bien cette tendance: la Corniche d’Aïn Diab et le Parc de la Ligue arabe, récemment rénové. Chaque jour, dès la fin de l’après-midi et jusqu’à très tard le soir, parfois après minuit le week-end, ils se remplissent de familles, de sportifs, de retraités, de jeunes, d’expatriés. Tous viennent y chercher un fragment de calme, de beauté, ou de mouvement. Autrefois fréquentés par intermittence, ces espaces sont désormais vécus comme des prolongements de la maison, des lieux de vie, presque des centres sociaux à ciel ouvert. Seule ombre au tableau: la propreté, qui peine à suivre l’afflux croissant de visiteurs.

Sur la Corniche d’Aïn Diab, la lumière du soleil couchant irise les vagues. Les cris des enfants se mêlent au roulement de la mer, aux appels des vendeurs ambulants, aux conversations improvisées autour d’un sandwich ou d’un café. Soukaina, mère de famille, marche lentement en surveillant ses enfants qui courent devant elle. «Je viens pour une promenade, prendre de l’air. C’est un endroit où on peut se balader, se reposer tranquillement. La mer… c’est la mer qui me plaît le plus.» Elle dit cela en regardant l’horizon, comme si ce simple paysage lui suffisait à rompre avec la densité quotidienne de la ville.

Un peu plus loin, son fils Ghali, 10 ans, enchaîne les grimaces devant la caméra. Il vient ici «entre dix et vingt fois par mois» avec sa famille. Ce qui lui plaît le plus? «Surtout la vue… elle est incroyable! Et les vendeurs de chips, ils ont des chips magnifiques!» Il rit, s’élance en courant, puis s’arrête pour observer les vagues. Ce mélange d’émerveillement enfantin et de rituel familial illustre l’attachement croissant des habitants à cet espace.

À côté de lui, Youssef termine une session de marche rapide à grandes foulées. Son t-shirt est humide. «Je viens ici trois fois par semaine. Je marche, je cours, parfois je joue au foot. Ici c’est beau, c’est propre… Je recommande aux Marocains de venir faire du sport et profiter de cet endroit.» Il marque une pause, essuie son front: «Je viens ici depuis très jeune, presque tous les jours.» À travers son témoignage, on comprend que la corniche n’est pas qu’un lieu de passage: c’est un espace d’habitude et de routine.

Morgan, un Français expatrié depuis trois mois, partage ce sentiment avec un regard neuf: «Au début, on était dans d’autres quartiers… puis on a découvert la corniche. C’est vraiment “chill”, il y a les vagues, l’air marin. On peut tout faire à pied, c’est génial.» Il n’y fait pas de sport, mais «on marche et on va au centre commercial». Le geste de marcher, même sans objectif, devient ici une manière de se reconnecter à la ville, de s’approprier l’espace dans sa forme la plus simple.

Un peu plus loin, toujours au cœur de Casablanca, le Parc de la Ligue arabe s’impose comme un havre de verdure. Dès l’aube, les premières silhouettes se dessinent sur l’allée centrale. Certains courent, d’autres marchent en duo, discutant comme on le ferait dans un salon. Le bruit des pas amorti par les sentiers rénovés côtoie celui des feuilles que le vent secoue.

Younes, cadre d’entreprise, y vient «jusqu’à six fois par semaine». «C’est le seul espace vert près de nous. Depuis qu’il a été réaménagé, c’est devenu un parc super: dégagé, aéré, propre, surveillé. Les gens se sentent en sécurité. Les enfants et les femmes aussi. C’est important.» Son ton est posé, presque analytique. Pour lui, cet espace n’est pas seulement un lieu de sport, mais un modèle de ce que devrait être l’urbanisme à Casablanca: accessible, sécurisant, vivant.

À 75 ans, Jilali trottine aux côtés d’un groupe de sportifs de tous les âges. Ses gestes sont lents, mais précis. «J’ai la plage devant chez moi, mais ici j’aime bien cette nature. Je viens quatre fois par semaine pour m’entraîner avec d’autres. On recherche le mouvement, la vie.» Ses mots résonnent, presque philosophiques. Le week-end, il retourne à la corniche, comme pour compléter un cycle.

Puis vient Charles, qui traverse le parc en tenue de bureau, sandwich à la main. Il n’y court pas, il s’y ressource. «Je viens entre midi et deux pour me reposer, me détendre, changer d’esprit. Je prends mon déjeuner ici, en communion avec l’air, la nature… bien respirer et reprendre des forces.» Il s’assoit sur un banc, ferme les yeux quelques instants. L’espace devient un sas entre deux moments de tension.

Une question ouverte

Partout, les scènes se répètent: une famille qui étend une nappe sur l’herbe, un groupe de jeunes improvisant une séance de sport, une femme en tenue de yoga étudiant l’horizon, un couple qui discute en marchant au ralenti.

Cette réappropriation traduit un besoin profond: face à l’urbanisation soutenue, à la densité du trafic, au stress ambiant, les habitants redemandent une place dans leur ville. Ils ne veulent plus seulement l’habiter, ils veulent la vivre.

Des vagues de l’Atlantique aux arbres du parc, Casablanca observe une transformation silencieuse. Ses habitants ne traversent plus ses espaces publics, ils les investissent. Ils s’y promènent, s’y entraînent, s’y restaurent, y grandissent avec leurs enfants. Ils y trouvent ce qui manquait ailleurs: du souffle, du rythme, du lien.

Cette reconquête n’est pas une mode. C’est un mouvement social. Et à voir Soukaina sourire face à l’horizon, ou Jilali trotter à 75 ans, on comprend que ce n’est sans doute qu’un début.

Par Camilia Serraj et Sifeddine Belghiti
Le 23/11/2025 à 10h46