D’aucuns les ont longtemps imaginés croulant sous l’argent tant le trafic de drogue a, durant des années, rapporté gros aux grands barons. Pourtant, ils sont loin de goûter à la belle vie. Leur quotidien reflète même souvent leur misère. S’il y a une chose sûre aujourd’hui, c’est que la culture du cannabis a bien rendu riches les barons, mais a également enfoncé dans la pauvreté certains agriculteurs qui s’y sont spécialisés.
Ce constat, Al Massae le fait dans un reportage consacré à la vie dans les villages du «kif» et publié dans son édition du lundi 14 juin. Dans son récit, la publication relate, d’abord, les signes de cette pauvreté extrême qui se dégage dès que l’on se rapproche de certains villages du Rif connus pour la culture de cette plante. Sur le chemin menant à l’un d’entre eux, près d’Al Hoceima, le journal remarque que, plus on avance, plus la vie semble devenir dure. Absence d’infrastructures de base, des routes à peine praticables… S’il est une autre chose certaine à cet instant, c’est que la culture du cannabis, qui générait pourtant des milliards aux barons de la drogue, ne profite aucunement au développement local des régions où elle est pratiquée. Les populations locales en paient naturellement le prix. Elles doivent se battre au quotidien pour se nourrir, et c’est encore plus le cas pour les villageois qui ne disposent pas de grands hectares à cultiver. C’est ce que confirme cette quinquagénaire croisée par le quotidien sur son chemin. «Ma part dans le cannabis que produit le village ne dépasse pas un quintal par an. Cela génère environ 2.000 dirhams», confie-t-elle. Avec un tel revenu, cette dame n’a d'autre choix que de chercher d’autres sources de revenus, en vendant par exemple d’autres produits alimentaires pour subvenir aux besoins quotidiens de sa famille.
Son histoire, précise Al Massae, n’est malheureusement pas une exception. Dans les villages du «kif», beaucoup n’arrivent pas à joindre les deux bouts. L'un des membres de la coordination des régions d'origine du kif confirme au journal que les conditions de vie de ces populations sont loin d’être dignes. Leurs maisons sont, par exemple, privées des équipements les plus basiques et ne sont raccordées ni au réseau de l’eau potable ni à celui de l’électricité.
Selon une étude réalisée justement par cette coordination, une grande partie de la population de ces villages vit avec des revenus moyens de 6 dirhams par personne et par jour. En d’autres termes, ces villageois vivent nettement en dessous du seuil de pauvreté, fixé à 10 dirhams par personne et par jour. Ceci n’est pas sans conséquence, puisque la pauvreté qui découle de ces faibles revenus pousse souvent les jeunes de ces régions à quitter l’école pour travailler dans les champs des villages avoisinants. D’autres, principalement les jeunes filles, vont encore plus loin et préfèrent rejoindre les grandes villes, espérant y trouver du travail.
Par ailleurs, dans son récit, Al Masse démontre également que les choses empirent d'année en année pour ces populations. Comme le raconte un père de famille rencontré par le journal, les revenus du «kif» sont en chute libre. «Jusqu’à il y a peu, je gagnais entre 6.000 et 8.000 dirhams en revendant mes quintaux de cannabis. Les barons de la drogue généraient des revenus encore plus conséquents, avoisinant les 2.000 dirhams par kilo. Mais ce n’est plus le cas depuis deux ans», rapporte-t-il. En fait, la forte mobilisation des autorités dans la lutte contre le trafic de drogue a eu pour conséquence une forte diminution de la demande dans les villages qui en cultivent, les barons ayant de plus en plus de mal à exporter leurs produits. En deux ans donc, les revenus déjà faibles des populations locales ont été divisés par 3, voire 4, selon le récit de ce père de famille.
La situation risque-t-elle de changer avec la légalisation du cannabis? Ces villageois peuvent-ils espérer sortir de cette misère? Al Massae s’est déplacé à Ketama, capitale de la culture du «kif», et a posé la question aux populations locales. Leurs réponses ont de quoi surprendre.
Rares ont été, en effet, les personnes sondées qui avaient connaissance du projet de loi légalisant certains usages du cannabis. D’autres, qui en ont entendu parler, croient qu’il s’agit simplement de rumeurs dont le but est d’identifier les jeunes qui travaillent dans la culture de cette plante afin de les présenter à la justice. Mais quand on leur pose la question de savoir ce qu’il faut faire, selon eux, pour que cette légalisation profite aux populations locales, ils ne manquent pas de propositions. La première qui revient sur toutes les langues est la limitation de la culture aux trois régions historiques du «kif», à savoir Ketama, Bni Sdat près d’Al Hoceima et Bni Khaled près de Chefchaouen. Et pour cause: les terres, dans ces zones, ne produisent aucune autre plante que le cannabis et ne peuvent donc lui substituer une autre culture.
L’autre doléance qui revient souvent, rapporte Al Massae, est celle d'une amnistie générale pour les 50.000 agriculteurs ayant vécu de cette culture jusque-là.
Enfin, il existe aujourd’hui une volonté de créer des unités industrielles qui transformeront «légalement» le cannabis dans les régions mêmes où la plante est cultivée. Cela assurerait le développement dont ont besoin les populations locales, offrirait plus d’opportunités d’emplois aux jeunes et permettrait aux familles de sortir de la pauvreté dans laquelle elles vivent aujourd’hui.