Vous connaissez cette situation devenue banale, hélas. Vous parcourez sur Internet un article publié par un journal ou une revue, un article intéressant, amusant ou informatif, peu importe: en tout cas, c’est vous qui avez choisi de le lire -et vous n’avez choisi de lire que cela, au départ. Arrivé à la dernière ligne de l’article, vous découvrez juste en dessous quelques publicités qui attirent votre attention. On -c’est-à-dire un algorithme- vous suggère d’autres lectures. Vous ne lui avez rien demandé, pourtant. Et voici ce qui commence vraiment à m’irriter: certaines de ces suggestions sont à vomir -et je mâche mes mots.
Des exemples? En voici -et ils sont authentiques: «Elle était jolie dans les années 80, maintenant il est difficile de la regarder.» «C’était la plus belle actrice d’Hollywood, voyez ce qu’elle est devenue.» «Elle occupait le haut de l’affiche, elle est méconnaissable aujourd’hui.»
Je ne clique jamais sur ces racolages destinés à obtenir des ‘clics’ rémunérateurs, mais il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’ils proposent: la photo d’un ravissant visage, souriant, et la photo d’un autre, triste, creusé de rides, mal fardé: il s’agit de la même personne, à quelques décennies de distance.
On a envie de crier aux charognards qui publient ces montages: à quoi bon? Pourquoi? Nous savons tous que le temps passe et que les gens vieillissent. On fait ce qu’on peut pour ralentir le processus. Racine l’a exprimé en des termes fameux dans le songe d‘Athalie: «Elle eut soin de peindre et d’orner son visage/ Pour réparer des ans l’irréparable outrage.»
Je ne clique jamais sur ces racolages, mais je reconnais que c’est tentant. À quoi ressemble Meg Ryan dont le visage me ravissait jadis? Je prends cet exemple pour y avoir été confronté naguère, contre mon gré, dans le métro parisien. Une femme assise devant moi montra à sa voisine son portable:
- T’a vu? C’est Meg Ryan. Oh, mon Dieu! L’horreur, ce qu’elle est devenue…
- Ah ouais, quand même… Ouh là… Et en plus, elle est toute refaite.
L’envie me prit de gifler ces deux matrones qui dégorgeaient leur fiel de si bon matin… Et il y avait aussi ce mot que je déteste, ‘refaite’, prononcé avec une malsaine gourmandise…
Et puis je me suis fait la réflexion que ces deux harpies n’étaient pas entièrement responsables du niveau d’insensibilité et de méchanceté où elles étaient tombées. Elles ne s’en rendaient peut-être même pas compte, victimes inconscientes d’Internet.
Il y a en allemand une expression, Schadenfreude, qui désigne la joie malsaine que l’on peut éprouver en observant le malheur d’autrui. C’est sur ce sentiment détestable que jouent ces préconisations (encore ce matin, sous un article de politique étrangère: «Aujourd’hui, elle fait peur, pourtant elle fut une star que tous connaissaient et sa beauté légendaire a autrefois séduit, etc.»). Il s’agit de quelque chose qui fait peut-être partie de la nature humaine -on sait depuis Hobbes (au moins) que l’homme n’est pas un ange. Mais faut-il laisser Internet et ses pernicieux algorithmes nous rendre encore plus méchants que nous le sommes naturellement?
Peut-être devrions-nous tous adopter cette mesure aussi radicale que salutaire: ne jamais cliquer sur ces suggestions nocives.
Il y va de notre santé mentale et de notre santé tout court. La méchanceté, ce ne doit être bon ni pour l’âme ni pour le cœur…





