L’affaire Abdelali Mchiouer n’est pas qu’un dossier judiciaire. C’est surtout une saga tragique où se mêlent douleur, attente et mépris. Au cœur de cette bataille se trouve une famille brisée, confrontée à l’insensibilité glaçante des autorités algériennes, qui semblent se jouer de la vie et de la mort sans une once d’humanité.
Jusqu’à l’écriture de ces lignes, ce dimanche 19 novembre, soit 82 jours après le triste événement, la défense de la famille se heurte à une muraille de silence. Malgré les appels désespérés, les multiples démarches diplomatiques et les tentatives de dialogue, restées vaines, la dépouille de Abdelali Mchiouer demeure captive, retenue par des mains invisibles d’une bureaucratie indifférente à la souffrance de ses proches.
Dans cet entretien avec Le360, Me Hakim Chergui, l’un des avocats de la famille Mchiouer, dépeint un tableau bien sombre de la situation, où le dilemme entre le pouvoir militaire et civil en Algérie est mis en lumière, révélant un conflit interne qui dépasse les frontières de l’éthique et de la morale.
Le360: Où en est actuellement l’affaire?
Me Hakim Chergui: L’affaire n’a pas beaucoup évolué, au sens où la dépouille est toujours retenue en Algérie et que nous n’avons probablement pas encore réussi à identifier les autorités capables de lever ce blocage et, par conséquent, à obtenir de leur part le protocole ou la procédure qui permettrait d’inhumer le corps de Abdelali Mchiouer au Maroc ou en France, pays où il vivait.
Nous sommes toujours confrontés à un mur de silence honteux, opposé par les autorités algériennes que nous avons contactées à de multiples reprises, que ce soit par voie consulaire, via l’ambassade ou par l’intermédiaire de personnes influentes qui ont également tenté d’aider. Mais jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucune réponse.
Les Marocains Bilal Kissi, au premier plan, et Abdelali Mchiouer, tués le 29 août par la police maritime algérienne.
Je rappelle que nous avons précédemment approché le ministère algérien de la Justice, celui de l’Intérieur et celui des Affaires étrangères. Nous avons également pris contact, au tout début des démarchés, avec les autorités du parquet militaire et du parquet civil au niveau de la wilaya de Tlemcen. Malheureusement, toutes ces démarches se sont avérées infructueuses.
Je me suis également rendu mardi dernier au consulat général algérien à Casablanca pour continuer mes démarches. On m’a accueilli de manière très courtoise. On a écouté ce que j’avais à dire, puis on m’a dit qu’il fallait absolument que je l’écrive. On m’a renvoyé au courrier, on m’a traité de manière très diplomatique, mais je vais écrire.
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C’est un dossier qui souffre de son caractère exceptionnel. Chacun se renvoie la balle et chacun regarde ailleurs. Comme je l’ai précédemment dit, on n’a pas encore réussi à trouver une autorité qui a la compétence légale et, en même temps, le courage politique, pour pouvoir justement débloquer la situation et permettre à ce qu’on identifie légalement le corps de Abdelali Mchiouer, qu’on puisse permettre la délivrance d’un laissez-passer et enfin son inhumation.
Quel est l’état d’avancement des enquêtes menées par le Maroc et la France?
En plus du rapatriement du corps de Abdelali Mchiouer, le deuxième volet de l’affaire porte sur la recherche de la vérité. La quête de justice nous préoccupe tous et concerne les faits eux-mêmes. À cet égard, les enquêtes sont toujours en cours. Nous savons que le Maroc a ouvert une enquête au niveau du parquet d’Oujda. Suite à notre plainte, la France a ouvert une enquête miroir.
Les autorités françaises ont traité cette affaire avec sérieux, en mandatant la brigade criminelle, en écoutant les principaux acteurs et en émettant des demandes d’entraide pénale internationale à l’Algérie et au Maroc, pour pouvoir faire jouer la coopération internationale avec les systèmes judiciaires marocain et algérien.
Actuellement, il n’y a pas encore eu de retours concrets concernant ces enquêtes. Du côté marocain, cela semble cohérent, étant donné que l’enquête est toujours en cours. En revanche, côté algérien, il est important de noter qu’aucune enquête n’a encore été ouverte.
Qu’en est-il de la demande soumise à l’ONU?
Jusqu’à présent, le dossier a été transmis au Rapporteur spécial chargé des exécutions sommaires et arbitraires, mais aucune enquête n’a encore été ouverte, ce qui est compréhensible, car cela demande du temps, et le Rapporteur spécial de l’ONU est un mandataire indépendant qui évalue les faits.
«Le plus compliqué est de mettre en évidence les responsabilités en cascade. S’agissait-il d’une bavure commise par un jeune militaire? Ou bien agissait-il dans le cadre d’un commandement, d’un ordre auquel il a obéi?»
— Me Hakim Chergui, l’un des avocats de la famille Mchiouer.
En collaboration avec ma consœur Me Ghizlane Mouhtaram, nous avons l’intention de saisir à nouveau les Nations unies, dans quelques semaines. Cependant, cette fois-ci, notre demande ne portera pas sur une enquête, car les faits ne seront plus contestés. Au contraire, nous solliciterons et exigerons la tenue d’un véritable procès international. Il s’agira d’une procédure quasi juridictionnelle visant à obtenir une reconnaissance officielle de la violation du droit à la vie de Bilal Kissi et de Abdelali Mchiouer.
Trouver les responsables derrière ce crime est-il une tâche compliquée à l’heure actuelle?
C’est difficile de se dire qu’on ne pourrait pas y arriver pour une raison simple. Le ministère de la Défense algérien a déjà fourni des informations sur la brigade impliquée, ce qui devrait faciliter cette partie de l’enquête. De plus, il est essentiel de rappeler qu’Ismaïl Snabi a été précédemment appréhendé par les gardes-côtes, et, depuis, condamné à six mois de prison pour entrée illégale sur le territoire et à une amende de 75.000 euros.
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Une procédure judiciaire a été donc lancée en Algérie (dans le cadre de la poursuite d’Ismaïl Snabi), ce qui signifie qu’il existe des documents avec des noms et des identifications associés à cette affaire. Les personnes qui ont interpellé Ismaïl Snabi sont également connues, ce qui devrait simplifier leur repérage.
Ce qui est, par contre, plus compliqué, de mon point de vue, c’est de mettre en évidence les responsabilités en cascade, c’est-à-dire de trouver dans la chaîne de commandement: s’agissait-il d’une bavure commise par un jeune militaire? Ou agissait-il dans le cadre d’un commandement, d’un ordre auquel il aurait dû refuser, mais auquel il a obéi? Cette question demeure en suspens. Malheureusement, si les autorités algériennes ne coopèrent pas, il est possible que nous ne puissions jamais obtenir de réponse à ce sujet.
Sur quoi travaille actuellement l’avocat mandaté en Algérie?
Nous l’avons dessaisi et avons choisi d’explorer des voies alternatives. Nous avons profité du retour de la famille Mchiouer en France pour solliciter l’ambassade au plus haut niveau. J’ai effectué plusieurs visites, envoyé des correspondances, faxé des demandes, mais je n’ai jamais reçu de réponse.
Cette situation soulève souvent la question de savoir pourquoi les autorités algériennes restent silencieuses dans une affaire qui semble en apparence simple, consistant à rendre un corps à sa famille. Pour expliquer cela, il est important de comprendre la dichotomie qui existe en Algérie entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. Les deux se regardent en chien de faïence. C’est tout comme dans les Westerns où les protagonistes se pointent mutuellement avec des pistolets, et le premier à tirer risque de provoquer la mort de tous.
«Il est important de comprendre la dichotomie qui existe en Algérie entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. Les deux se regardent en chien de faïence.»
— Me Hakim Chergui, l’un des avocats de la famille Mchiouer.
Nous avons affaire à des individus qui expriment, en off, leur indignation en affirmant que «garder un corps dans une morgue sans le rendre à sa famille est complètement scandaleux et inacceptable». Même un terroriste décédé dans le cadre de ses activités terroristes est rendu à sa famille pour un enterrement. Personne n’arrive à expliquer pourquoi cette situation perdure. Ce que je constate, c’est que chaque fois que j’interviens, et je le fais de manière persistante en sollicitant toutes les portes et fenêtres possibles, personne ne semble en mesure de changer les choses.
Mon objectif est de pousser les responsables à agir en mettant en lumière la situation. Au pire, je les confronterai à leur propre lâcheté en leur rappelant qu’un cadavre est en train de se décomposer dans une morgue. Ce défunt était un musulman, ni ennemi de l’Algérie ni du Maroc, ni délinquant, ni terroriste, ni espion. C’était un fils de famille qui se promenait. J’ai une profonde peine en pensant à ces enfants innocents que j’ai rencontrés, les orphelins attendant leur père sur la plage, qui ne reviendra jamais. Il est de notre devoir à tous de nous mobiliser pour permettre à leur père d’être enterré dignement.
Les coupures d’électricité à Tlemcen vont-elles causer des dommages au corps de Abdelali?
Non, car tous les hôpitaux disposent de processus qui permettent de pallier au délestage électrique. Cela ne nous préoccupe pas, d’autant plus que pour que le corps se dégrade, il faudrait qu’il soit exposé à l’air libre pendant une période très prolongée.
Une autopsie pourrait-elle avoir lieu après récupération du corps?
Une autopsie peut être effectuée sans difficulté. Cependant, en y réfléchissant, celle-ci ne révélerait que des informations déjà connues, étant donné que les faits ont été plus ou moins reconnus par le ministère de la Défense. Nous savons qui est décédé, comment il est décédé, mais nous ne connaissons peut-être pas les raisons de son décès ni l’identité du tireur. L’autopsie ne permettra pas de résoudre ces deux dernières questions.
Qu’allez-vous désormais entreprendre pour rapatrier la dépouille de Abdelali?
Nous mobiliserons tous les moyens à notre disposition pour parvenir à la restitution du corps de Abdelali. Nous sommes conscients que cette entreprise ne peut être couronnée de succès en agissant isolément, et notre plus grand défi réside dans la menace constante de l’oubli.
Mon objectif le plus ardent est de prévenir que ce dossier ne glisse dans l’oubli, resurgissant brièvement en août prochain à l’occasion de l’anniversaire de sa disparition. La bataille la plus cruciale que nous menons actuellement est celle contre l’oubli, et je m’efforce de veiller à ce que ce dossier ne soit pas simplement «mis de côté», pour employer un jeu de mots qui, bien que malencontreux, capture l’essence de la situation, avant que Abdelali Mchiouer ne puisse enfin reposer en paix. Notre combat se poursuivra sans relâche pour honorer sa mémoire et obtenir justice.