L’une des affaires qui secouent le «trend» (tendances de consommation sur Youtube) concerne un fait divers a priori banal. Il y a six ans, un officier de police a trouvé la mort dans un accident de la circulation. Affaire classée. Et voilà qu’aujourd’hui, sa fille multiplie les déclarations et réfute la thèse de l’accident. Son père, affirme-t-elle, a été assassiné.
Il y a quelques années, la jeune femme aurait couru vers le commissariat le plus proche. Ou vers la rédaction d’un journal partisan. Avec, plus ou moins, le même résultat: un entrefilet vite fait et vite oublié, ou un procès expéditif dont vous n’entendrez jamais parler.
Mais ça, c’était hier.
Aujourd’hui, l’affaire atterrit directement sur Youtube. Les youtubeurs-justiciers s’emparent du scoop. Ils relatent l’affaire dans les détails, la tournent et retournent dans tous les sens, multipliant les thèses, les pistes. Ils recueillent les déclarations des uns et des autres: la fille, la mère, la grand-mère, le fils, la tante, la deuxième fille, la deuxième épouse, l’oncle, un voisin, une vague connaissance, etc.
À chaque jour, ou plutôt à chaque «live», le bouchon est poussé un peu plus loin. Comme dans une démonstration par récurrence, nous sommes poussés dans une logique de n+1. À chaque clic, nous tombons sur une nouvelle version, déclaration, révélation, etc.
Et le nombre de vues grimpe, explose. Le buzz est énorme.
Il faut dire que l’affaire a un parfum de scandale. Les ingrédients sont ceux-là mêmes que l’on retrouve devant un bon thriller à la télévision. Un crime potentiel, une enquête à tiroirs, un défilé de suspects crédibles, des rebondissements, des relents de sexe, de tromperie, d’escroquerie, de sorcellerie, de chantage, etc. Sans oublier la profession du défunt, cette bonne vieille police qui alimente tous les fantasmes.
Alors, les versions les plus contradictoires s’enchaînent, au milieu des enquêtes et des contre-enquêtes. Du grand spectacle.
Mais un grand spectacle tiré du réel, et où le public est appelé à participer. C’est le public qui mène l’enquête, c’est le public qui recoupe (et découpe). Et c’est le public qui juge et condamne.
Et ce sont les youtubeurs, derrière, qui tirent les ficelles, manipulent, racontent tout et son contraire, en se servant essentiellement de rumeurs, de préjugés ou de demi-informations glanées ici ou là.
Tout est fou. Le procédé est fou. Le succès est fou. Et, plus fou encore, la police et la gendarmerie sont en train de mener leur propre enquête. Ce qui fait voler en éclats la dernière frontière qui sépare le réel du virtuel. Les deux sont en course.
On en oublierait, ou presque, que le sort de plusieurs personnes est en jeu…
Cette irruption incroyable du média Youtube dans la réalité la plus sordide fait froid dans le dos. Elle rappelle un film iranien absolument remarquable, «Yalda la nuit du pardon» (2019, ne le ratez pas en streaming), où une jeune condamnée à mort peut sauver sa tête, ou pas, selon le vote d’un public de télévision. Le film s’inspirait d’une émission de téléréalité qui cartonne en Iran.
Nous ne sommes plus très loin de cette réalité-là, où les meilleures intentions (donner la parole à ceux qui se taisent) aboutissent aux pires résultats (jugements excessifs, à l’emporte-pièce).