Traite d’êtres humains, prostitution, production et diffusion de contenus illégaux, injures, atteinte à la vie privée, diffamation… La liste des accusations retenues contre quatre influenceurs évoluant sur la scène numérique marocaine, et interpellés il y a quelques jours, est à peine croyable. Pour se rendre compte véritablement de ce qui leur est reproché, ou du moins de la partie visible de l’iceberg, il faut se forcer à visionner le contenu posté par ces stars de TikTok sur leurs pages. Et le constant est glaçant.
Ils s’appellent Ilyes El Malki, Adam Benchekroun (lequel officie avec sa mère), Moulinex, ils sont suivis par des centaines de milliers de personnes, et leurs vidéos visionnées des millions de fois. Leurs points communs, outre certains chefs d’accusation qu’ils partagent? Des insultes et un langage fleuri, sans compter dans le cas des deux derniers, l’hypersexualisation du contenu produit.
Après plusieurs heures de visionnage de vidéos aussi brutales que débilisantes, on en ressort étourdi et en proie à de nombreuses interrogations sur le devenir d’une société qui évolue dans deux mondes parallèles, radicalement opposés. L’un où l’on perpétue le règne de la Hchouma, de la bien-pensance, d’un certain savoir-vivre et où l’on sent peser sur nos épaules le poids du regard des autres. Et un autre monde, virtuel celui-ci, où l’on s’affranchit totalement de tout ce que l’on vient de citer. Des plus jeunes aux plus âgés, on parle librement de sa sexualité et malheureusement toujours dans des termes très vulgaires, on (sur) expose son corps, on avoue presque qu’on se prostitue, on est fier de vénérer l’argent et ceux qui en ont… tout ce ramassis de débauche vous explose à la face lors de lives matchs sur TikTok, la nouvelle tendance du moment sur la plateforme chinoise. Et le fait qu’elle fasse de nombreux émules est d’autant plus inquiétant qu’elle permet aux influenceurs de gagner de l’argent sur le dos de leurs abonnés.
«Et pour être sûr de remporter le match, il faut être le plus choquant, le plus grossier et le plus méchant du duo»
— Zineb Ibnouzahir
Ainsi entre deux chapelets d’insultes, un verset du Coran prononcé pour se dédouaner, une panoplie de filtres de beauté activée et un gros plan sur une paire de seins siliconés, on enjoint sa communauté à passer à la caisse. «T3awnou m3aya al khout»… cette supplique est passée des trottoirs gris de la ville aux lives bariolés de TikTok, preuve qu’aujourd’hui la mendicité a changé de visage et de lieu. Et pour être sûr de remporter le match, il faut être le plus choquant, le plus grossier et le plus méchant du duo. Plus ils en font des caisses, plus ils font des vues, plus leur succès grandit et plus ils gagnent d’argent. Car si la plateforme prélève entre 50 et 70% des rémunérations, ces matchs pourraient rapporter jusqu’à 100.000 euros dans les cas les plus extrêmes, révèle un article de Radio France, sans compter que ces sommes ne sont pas déclarées aux impôts.
L’arrestation de ces influenceurs n’indique-t-elle pas que le temps est venu de réglementer davantage la sphère numérique au Maroc? Pour rappel, la plateforme TikTok a été conçue par la Chine pour un usage à l’international. En revanche, à l’intérieur de ses frontières, la version nationale de l’application, baptisée Douyin, est soumise à une réglementation stricte avec interdiction de poster tout contenu jugé défavorable au gouvernement ou susceptible d’attiser l’instabilité politique et une application de la loi chinoise sur la protection des mineurs qui contraint les plateformes sociales à mettre en place des outils limitant l’utilisation par les enfants. En résulte, la récente application par ByteDance d’une limitation du temps d’écran à 40 minutes par jour pour les utilisateurs de moins de 14 ans, et d’une impossibilité d’utiliser l’application entre 22 heures et 6 heures du matin. Le contenu diffusé sur la version nationale de TikTok fait également l’objet d’un suivi particulier et la plateforme propose essentiellement des contenus éducatifs.
Cette politique à géométrie variable appliquée par la Chine a forcément suscité de nombreuses interrogations, la principale étant de savoir si la Chine utiliserait TikTok pour abrutir les jeunes du monde. Une thèse très sérieuse, qui a fait l’objet de nombreux écrits, portée principalement par Tristan Harris, cofondateur du Center for Humane Technology. En effet, celui-ci voit dans la différence de réglementation autour de l’usage de TikTok appliquée par la Chine «une reconnaissance du fait que la technologie façonne les enfants». Et pour renforcer sa thèse, celui-ci s’appuie aussi sur une enquête menée en 2019 auprès de 3.000 enfants aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Chine. Que veulent-ils devenir une fois adultes? À cette question qui leur a été posée, les adolescents américains ont majoritairement répondu: «Influenceurs». La réponse des jeunes Chinois est probante: «Astronautes», ont-ils répondu en majorité.
Alors, à la lumière de ces interpellations au Maroc et de l’onde de choc provoquée par les dessous peu reluisants de comptes très suivis, le temps est peut-être venu pour nous de mener une enquête de la sorte au Maroc pour mesurer l’ampleur de l’influence exercée par ces plateformes sur les jeunes et tenter de sauver les meubles. Car dans un pays où le système éducatif souffre de graves défaillances, où la culture n’occupe pas la place qu’elle devrait avoir dans nos vies et nos villes, le nivellement par le bas est en marche depuis bien trop longtemps.








