Le 1er Mai tel que nous l’avons connu est peut-être révolu, et il ne reviendra sans doute jamais sous sa forme habituelle, avec ses foules imposantes, ses slogans vibrants et ses banderoles militantes. C’est la conclusion à laquelle parvient Al Akhbar, dans son édition du week-end des 3 et 4 mai.
«Depuis des années, je vis à proximité des rues où se tiennent, chaque année, les rassemblements du 1er Mai. J’ai donc pris l’habitude de sortir ce jour-là pour observer une scène familière: des foules bruyantes scandant des slogans, des chants enflammés, un enthousiasme collectif qui conférait à cette fête une forte symbolique et une rare vitalité», écrit le chroniqueur. Mais cette année, poursuit-il, «tout m’a semblé fade. Ce n’était pas la fête du Travail à laquelle j’étais habitué, mais plutôt un rituel théâtral sans âme. J’ai eu le sentiment d’assister à une défaite collective accablante des syndicats».
Le chroniqueur tente ensuite d’expliquer les causes de ce déclin. Selon lui, les syndicats ont perdu tout lien réel avec les masses laborieuses. Certains de leurs dirigeants, après avoir accumulé des privilèges au sein de leurs organisations, prononcent des discours figés, en langue de bois, sans enthousiasme ni conviction.
«Que s’est-il passé pour que l’action syndicale devienne aussi affaiblie, aussi fragile, et si dénuée de l’énergie qui l’animait jadis?», s’interroge le chroniqueur. Peut-être, avance-t-il, est-ce tout simplement la vieillesse qui a gagné les centrales syndicales, où certains leaders se sont éternisés à leurs postes, fermant la porte au renouvellement et à l’émergence de nouvelles élites capables d’accompagner les transformations. Ces figures, ayant duré trop longtemps, ont fini par perdre de leur charisme, transformant l’action syndicale en métier, en routine, et non plus en engagement militant.
Mais le problème dépasse ces dysfonctionnements internes. L’absence des syndicats lors des moments clés a contribué à leur perte de légitimité symbolique et morale. Toutefois, ces facteurs, bien que significatifs, ne suffisent pas à expliquer à eux seuls ce déclin.
Le changement est aussi structurel. La mondialisation a engendré de nouveaux acteurs, mobiles et puissants. Les multinationales passent d’un pays à l’autre à la recherche de main-d’œuvre bon marché et de législations sociales peu contraignantes. Ces entreprises n’ont aucun intérêt à composer avec les syndicats. Au contraire, elles les fuient, choisissant des pays où les grèves sont difficiles et les protestations aisément réprimées. Les États, soucieux d’attirer ces investissements, adaptent leurs politiques en conséquence. Résultat: le terrain sur lequel les syndicats pouvaient exercer leur influence s’est effondré.
Par ailleurs, le marché du travail lui-même s’est fragmenté. Les travailleurs ne constituent plus un bloc homogène rassemblé dans une usine ou un bureau. Télétravail, précarité, contrats temporaires, emplois à temps partiel, rotation rapide des métiers, voire disparition de certains emplois sous l’effet de l’intelligence artificielle: tout cela rend l’organisation syndicale de plus en plus difficile.
Déjà en retrait, les syndicats se trouvent également dépassés par les nouvelles formes de mobilisation. Les réseaux sociaux ont pris la relève: «Les travailleurs disposent désormais d’un espace numérique pour exprimer leurs revendications, sans intermédiaire, sans organisation structurée, sans avoir à franchir les barrages sécuritaires ou les contraintes bureaucratiques. La marche dans la rue n’est plus nécessaire. Un hashtag efficace ou une campagne en ligne bien conçue est parfois plus performant», observe le chroniqueur.
Peut-être, au fond, que la société marocaine —comme beaucoup d’autres à travers le monde— est devenue moins conflictuelle. Les conditions de vie se sont, globalement, améliorées; les sensibilités de classe se sont estompées. Les priorités ont changé, et les outils de lutte ont glissé du collectif vers l’individuel, de la rue vers le numérique, des slogans généraux vers des revendications spécifiques. Les citoyens ne se tournent plus vers les syndicats pour espérer des changements. Ils cherchent des solutions flexibles et innovantes, en dehors des cadres traditionnels.
C’est ce qui amène le chroniqueur à conclure que «peut-être que le 1er Mai est révolu à jamais. Nous ne le verrons plus dans des cortèges organisés, mais dans des initiatives citoyennes numériques, des coordinations souples, ou une transformation silencieuse de la conscience collective des droits et des moyens de les défendre». Car la lutte sociale, même si elle change de forme, ne disparaît jamais vraiment: «Elle se renouvelle et renaît de ses cendres, chaque fois que l’on croit qu’elle est éteinte».







