Sahara marocain: une souveraineté intraduisible

La Cour internationale de justice.

La Cour internationale de justice.

TribuneEn 1975, la Cour internationale de justice a reconnu l’existence de liens entre le territoire et le Maroc, sans pour autant leur donner pleine portée souveraine. Une hésitation qui révèle moins une absence de preuves qu’un biais méthodologique: juger une forme de souveraineté plurielle et relationnelle avec des critères exclusivement eurocentrés. Là où le Maroc invoque la bay‘a comme socle de légitimité, le droit international peine à traduire une tradition politique qui échappe à ses grilles de lecture. Décryptage de Abderrahman Boukhaffa, chercheur et auteur marocain résidant à Ottawa, au Canada.

Le 13/09/2025 à 08h00

En 1975, la Cour internationale de justice rendait un avis consultatif sur la question du Sahara marocain, censé guider le processus de décolonisation engagé par l’ONU et salué par le Maroc. Si l’Espagne fut désavouée dans sa tentative de faire valoir que le territoire était une terra nullius, la Cour échoua à reconnaître la nature et la portée de la souveraineté marocaine sur la région avant l’arrivée du colonisateur. Cet échec tient moins à l’absence de preuves qu’à une série de décalages, temporels, conceptuels, politiques, culturels et linguistiques, que le droit international peine encore à combler.

L’erreur fondamentale de la CIJ réside dans l’application d’une grille d’analyse eurocentrée à un espace et une histoire qui ne rentrent pas dans ce moule. Le Sahara marocain, avant 1885 et l’installation espagnole, était intégré dans un système politique structuré autour de la bay’a, un pacte d’allégeance entre les tribus et le sultan. Ce lien, à la fois symbolique, juridique et religieux, ne correspondait pas à l’idée occidentale d’un État moderne exerçant un contrôle administratif direct sur l’ensemble de son territoire. Pourtant, il constituait bien une forme de souveraineté, enracinée dans une tradition de gouvernance plurielle, fondée sur la reconnaissance mutuelle plus que sur la centralisation.

Abderrahman Boukhaffa.

Entre ce système précolonial et l’avis de la Cour, près d’un siècle s’est écoulé, un siècle marqué par la colonisation, la dislocation des structures locales, l’imposition des découpages impériaux, et la transformation des critères de légitimité politique. Ce décalage temporel est déterminant. Il révèle combien la Cour a jugé une réalité ancienne à partir de normes apparues bien après les faits. Le Maroc de 1880 n’était pas un État-nation au sens européen du terme. Mais cela ne signifie pas qu’il n’exerçait aucun pouvoir légitime sur ses confins sahariens.

Ce décalage conceptuel est aggravé par une lecture étroite de la souveraineté, réduite à sa dimension territoriale et bureaucratique. Dans le droit international tel qu’il s’est développé après 1945, la souveraineté se mesure à la capacité d’un État à exercer un contrôle exclusif, continu, et direct sur un territoire donné. Mais dans de nombreuses régions du monde, et en particulier dans le Maghreb précolonial, l’autorité s’exerçait autrement: par des liens d’allégeance, des rites politiques, et une reconnaissance symbolique du pouvoir central par des entités locales autonomes. Ce type de souveraineté relationnelle ne trouve pas sa place dans les manuels de droit public international, et reste donc, juridiquement parlant, invisible.

S’y ajoute un décalage culturel et linguistique. Les concepts arabes comme bay‘a, molk, ou sulṭa (autorité) ont été traduits de manière approximative dans les langues européennes, perdant au passage leur épaisseur historique. Traduire bay‘a par «allégeance» ne suffit pas. Ce terme renvoie à un système politique et religieux dans lequel l’autorité du souverain est reconnue à travers un pacte, renouvelé dans le temps, plutôt que par un acte administratif unique. Ce n’est pas une fidélité de sujet à souverain au sens féodal européen, mais un acte de légitimation mutuelle. Dans le modèle politique marocain, la bay‘a ne symbolise pas simplement un lien moral ou religieux. Elle constitue une reconnaissance explicite de la souveraineté du sultan sur les tribus qui y souscrivent. Elle impliquait, de manière incontestable à l’époque, l’exercice du pouvoir suprême. Plus encore, la bay‘a était le seul cadre de légitimation politique applicable à l’échelle de l’ensemble des régions marocaines, du Nord jusqu’au Sahara, en passant par les zones montagnardes ou sahariennes. C’est à travers elle que s’établissait l’unité du Royaume, dans un système où l’autorité ne dépendait pas d’un quadrillage administratif, mais d’un lien politique et religieux reconnu collectivement. Le droit international, dans sa version occidentale, n’a pas su traduire cette réalité. Et c’est là que la justice s’est perdue dans la traduction.

Enfin, il y a un décalage politique, qui touche à l’universalisme supposé du droit international. Ce dernier se présente comme neutre et universel, mais il reste profondément marqué par l’histoire des États européens. Les formes de souveraineté non occidentales sont souvent perçues comme incomplètes, archaïques ou illégitimes, faute de correspondre aux standards modernes. En appliquant ces critères au cas du Sahara, la CIJ a reconduit, sous couvert d’objectivité, des logiques de domination postcoloniale. L’histoire saharienne a été lue à travers une lentille européenne, et tout ce qui ne correspondait pas à ce cadre a été écarté comme insignifiant ou juridiquement non pertinent.

Pourtant, le Maroc n’est pas resté passif. Il a su intégrer les normes de la modernité juridique (constitution, institutions étatiques, diplomatie) tout en maintenant une continuité symbolique avec ses traditions politiques. La bay‘a, aujourd’hui encore, structure le lien entre le monarque et son peuple, et sert de référence dans les discours officiels sur la souveraineté. Cette réappropriation montre que les États postcoloniaux ne se contentent pas de subir les normes occidentales. Ils les redéfinissent, les traduisent, les déplacent.

Ce que révèle le cas du Sahara, c’est une crise plus profonde dans le fonctionnement du droit international. Sa difficulté à penser la pluralité des formes de souveraineté. Tant que les institutions internationales continueront à juger des histoires non européennes avec des outils forgés dans l’Europe des XIXe et XXe siècles, elles reproduiront les biais de la colonisation sous une autre forme. Il ne suffit pas d’invoquer la neutralité ou l’universalité du droit, il faut qu’il soit capable de reconnaître des formes de légitimité qui ne lui ressemblent pas.

Il est temps d’ouvrir une réflexion critique sur la manière dont le droit international traduit, ou échoue à traduire, les passés politiques du Sud global. Car traduire, en droit comme en langue, c’est aussi un acte politique.

Par Abderrahman Boukhaffa
Le 13/09/2025 à 08h00