La situation est inédite dans les annales parlementaires du Royaume. Sur les 395 membres que compte la Chambre des représentants, au moins une vingtaine, presque de tous les bords politiques, font l’objet de poursuites judiciaires pour des faits assez graves, généralement en relation avec des affaires de détournement ou de dilapidation de deniers publics, moins souvent pour des délits de droit commun. Plus grave encore: au moins six parlementaires se trouvent en ce moment derrière les barreaux, ayant été condamnés et incarcérés ou en détention préventive dans l’attente de l’issue de leurs procès.
L’un des cas les plus emblématiques est celui de Babour Sghir, député de Settat (Union constitutionnelle, opposition), condamné en mars 2022 à 5 ans de prison ferme pour des escroqueries portant sur plusieurs centaines de millions de dirhams, et poursuivi dans une autre affaire d’escroquerie, actuellement traitée par la justice.
L’autre «cas d’école» est celui du député Rachid El Fayek (Rassemblement national des indépendants, majorité). Ancien président de la commune de Aïn Baïda, dans la banlieue de Fès, il a écopé d’une double condamnation, dont une condamnation à cinq ans de prison ferme pour viol… sur une mineure en situation de handicap!
Numéro d’écrou, M. le député?
Pour autant, aussi bien dans le cas de Babour Sghir que celui de Rachid El Fayek, ou encore celui de l’ancien ministre Mohamed Moubdiî, les élus continuent à porter le titre de député, et conservent tous les avantages qui vont avec, à commencer par leurs indemnités. Une situation qui peut sembler surréaliste, mais qui découle d’un flou dans la législation régissant le Parlement.
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«C’est scandaleux sous tous les aspects. Quelle image renvoie l’institution quand un député qui a purgé une année de prison ferme pour corruption regagne son siège et revient assister à une séance publique, comme si de rien n’était?», s’insurge un élu de la majorité sous le sceau de l’anonymat. Notre interlocuteur fait notamment allusion au député Saïd Zaïdi (Parti du progrès et du socialisme, opposition), surnommé «Le seigneur de Oued Cherrat», en référence à la commune des environs de Bouznika dont il était le président.
Le principe voudrait qu’un parlementaire condamné par la justice et incarcéré perde automatiquement son siège. Tel n’est pourtant pas le cas. Et pour cause: dans le règlement intérieur du Parlement, qui prévoit la déchéance d’un élu qui s’absente de l’Hémicycle pendant une année sans raison valable, aucun texte ne statue sur les conséquences d’une poursuite en justice ou d’une condamnation en première instance ou même en appel.
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«Actuellement, pour activer la procédure de déchéance, il faut que le jugement soit définitif et la plupart des élus concernés décident d’aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la Cour de cassation. Et cela peut prendre des années», explique un élu de la majorité.
En mars dernier, le bureau de la Chambre des représentants avait installé en son sein une commission pour réviser le règlement intérieur, afin notamment d’y inclure des dispositions spécifiques au cas de députés poursuivis en justice ou incarcérés. Depuis, c’est silence radio. On attend toujours les résultats des travaux de ladite commission… Pour notre interlocuteur, la solution, faute de parvenir à un amendement du règlement intérieur, serait une autosaisine par la Cour constitutionnelle.
Tous complices?
Question: quelle est la position des partis politiques par rapport à cet état de fait? «Pratiquement toutes les formations politiques comptent dans leurs rangs des députés poursuivis en justice. Par conséquent, tout le monde préfère regarder ailleurs», répond un cadre de la Chambre des représentants, qui rappelle que même des dispositions inscrites dans le règlement intérieur du Parlement ne sont pas appliquées, citant l’exemple des retenues sur les indemnités des élus absentéistes.
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Certains partis ont choisi de «laver leur linge sale» en interne, et résoudre ainsi le problème. «Des responsables du RNI ont essayé de convaincre Rachid El Fayek d’abandonner son siège et de permettre à la personne qui le suit sur la liste de prendre sa place, mais il n’a rien voulu savoir. L’USFP a tenté la même démarche avec Abdelkader El Boussaïri, sans davantage de succès», nous révèle une source au Parlement.
En attendant, la seule réaction connue des partis politiques, dans le cas de la condamnation ou de la poursuite en justice de l’un de leurs élus, ne concerne que ceux occupant des responsabilités au sein de leur direction, et se limite à déclarer sa suspension de ses fonctions au sein du parti, en attendant l’issue de l’enquête. Le Mouvement populaire (MP, opposition) a agi de la sorte avec le cas de Mohamed Moubdiî, tout comme le RNI avec celui de Mohamed El Hidaoui. Voilà qui est bien mince comme sanction…