Dans le registre du roman noir pour bercer la torpeur estivale, Le Monde s’est offert un scénario quelque peu bancal: un cocktail de guerres de services, intrigues de Palais et abus en cascade qui, au Maroc, font actuellement des dizaines de victimes ruinées, harcelées, broyées. Au milieu du carnage, un justicier solitaire prêt à sacrifier carrière et vie pour dénoncer l’ogre. Les ogres. Ambitieux en théorie, le papier signé Frédéric Bobin, censé frapper fort cet été, s’effondre dès la première vérification. Le titre est clinquant: «Au Maroc, règlements de comptes après la fuite à l’étranger d’un ancien chef espion».
Le «héros»? Mehdi Hijaouy, ex-fonctionnaire de la DGED, viré pour faute grave avant de se recycler dans l’arnaque façon Inventing Anna. Le scénario? Un château de cartes qui s’écroule dès qu’on soulève une page. Le plus consternant est que ce ratage est estampillé par LE «spécialiste Maghreb» du quotidien de référence en France, avec la bénédiction de Louis Dreyfus, patron du directoire, aiguillé par William Bourdon, avocat recyclé en pourvoyeur de causes désespérées contre le Maroc: après le bruyant Maâti Monjib, le duo corrompu Eric Laurent-Catherine Graciet, le voilà désormais défenseur de Hijaouy. Tous ont un point commun: avoir troqué leur dignité contre un cachet facile. Et Bourdon? Pas mieux. Il était mouillé jusqu’au cou dans le QatarGate pour avoir monnayé ses services via deux intermédiaires afin de torpiller des figures proches de régimes rivaux du Qatar. Mais chut, ce n’est pas le sujet.
De loyal serviteur à grand méchant loup
Selon la version, ou plutôt la fable, estampillée Le Monde et n’ayant pour seule et unique source que le même Hijaouy via son avocat William Bourdon– on apprécie grandement que même la photographie d’illustration est créditée en son nom– cet «espion» défroqué est présenté comme un preux chevalier qui a sorti de son chapeau le livre du siècle pour révolutionner l’approche sécuritaire et les renseignements. Aujourd’hui en fuite, suite à des mandats d’arrêt émis par le Maroc, il est «en danger et a besoin de protection», selon son avocat. Carrément.
Mais il y a d’emblée erreur. D’abord sur le titre et la fonction de l’intéressé, présenté comme le numéro 2 de la DGED et autoproclamé «Officier supérieur de renseignement», un titre éminemment militaire. Sur son CV, Hijaouy ajoute disposer de 16 ans d’expérience. Ça en jette, mais c’est faux. Mehdi Hijaouy est un fonctionnaire civil qui n’a à aucun moment de sa vie fait carrière dans l’armée pour se voir attribuer le titre d’officier supérieur de renseignement. Son grade, c’est contrôleur général. C’est moins qu’un préfet de police, donc dire «haut responsable», c’est légèrement fort de café. On a par ailleurs beau tenter d’étaler ses passages à la DGED dans tous les sens, son parcours ne remplit pas 16 ans.
Renseignement pris, notre héros national en cavale a intégré la DGED en 1993… pour être remercié en 1995 pour faute grave. Nous sommes sous le règne de feu Hassan II. Sous Mohammed VI, il a été réintégré en 2005 pour, de nouveau, être limogé en 2010. Là encore, pour faute grave. Il faut le faire. En tout et pour tout, ce grand spécialiste des renseignements, présenté par Le Monde comme l’as des as de l’espionnage marocain, a 7 ans de service à la DGED. Sept petites années au service de la DGED ne font pas de Mehdi Hijaouy l’équivalent d’un agent 007.
Notre homme n’a même pas eu assez d’ancienneté, ni pour gravir les échelons vers les hauts grades, ni pour prétendre à une retraite anticipée. L’année 2010, sa date d’expiration à la DGED, c’est à des années-lumière des premiers «ennuis» auxquels le «haut responsable» se serait volontiers exposé en 2021, avec avalanche de procès-verbaux, d’inculpations et de mandats Interpol estampillés «crimes et délits».
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La suite relève presque du conte pour enfants pas sages: un «Livre blanc» remis directement au Roi en 2023. Histoire de nuancer (wink wink!), Le Monde dira que c’est aussi par ambition personnelle que Hijaouy a agi ainsi. À l’arrivée, l’ancien agent modèle se voit coller sur le dos un mandat d’arrêt international pour escroquerie et trafic de migrants pendant qu’on s’occupe de ses proches à coups de gels d’avoirs, interdictions de voyager et procès pour corruption. Même le gardien du spa familial n’y échappe pas. La grande classe, jusqu’au dernier maillon. Si seulement c’était vrai.
La vérité est que l’ennemi public numéro un tel que désigné par erreur par Le Monde est un escroc. En la matière, il faisait les choses en grand. Ayant goûté à l’aura et au prestige que procure un poste «sympa» à la DGED, il n’hésitait pas à usurper son ancien titre pour se dire prêt, et outillé, pour intervenir en faveur de celui qui paiera le prix en échange d’un gros piston. Pour que ça passe mieux, il a même constitué un réseau, fait d’anciens cadres de la Sûreté nationale et de la DGST. Parmi eux, un certain Abdelouahed Sedjari, commissaire de police, que Hijaouy coiffait, maquillait… et présentait comme un conseiller du Roi. Le pire: la formule magique marche et les victimes, dont des ressortissants français, sont nombreuses. Frédéric Bobin gagnerait à les contacter. Leurs récits à eux sont (vraiment) fabuleux. L’un d’entre eux est raconté par Mustapha Aziz, un homme d’affaires impliqué installé à Paris, initiateur du Mouvement du Maroc de Demain.
Le mode opératoire de Mehdi Hijaouy
Dans une longue déclaration publiée sur les réseaux sociaux, Mustapha Aziz raconte comment Mehdi Hijaouy a mis en place une escroquerie tentaculaire mêlant faux réseaux d’influence, usurpation de titres officiels et promesses de deals juteux, le tout soigneusement maquillé sous une façade (presque) royale. Le scénario débute à l’été 2024. Hijaouy se présente à Mustapha Aziz comme un haut gradé de la DGED, proche d’un conseiller royal, le même d’ailleurs dont il usurpait l’identité. Pour rendre crédible la supercherie, il évoque même la publication d’un livre confidentiel sur la réforme des services de sécurité, prétexte pour instaurer un climat de confiance.
Très vite, Hijaouy prétend être missionné «sur hautes instructions» pour organiser la Coupe du monde au Maroc. Vous avez bien lu. Pour cela, il sollicite Aziz pour mobiliser de gros investisseurs étrangers, qu’il promet de mettre en relation avec le Palais. Les escrocs aussi osent tout décidément. Des hommes d’affaires en Suisse, France, Brésil, USA… tout y passe. Les réunions se font à l’étranger (Espagne, Turquie, Thaïlande…) Jamais au Maroc. Détail savoureux: à un moment, Aziz reçoit même un faux appel du «Conseiller de Sa Majesté», en réalité son complice Abdelouahed Sedjari. Pour pousser l’illusion jusqu’au bout, Hijaouy invente lors d’une rencontre un conseiller «fatigué» qui porte une bavette pour dissimuler des cicatrices infligées par un cendrier royal. Une version grotesque d’un palace-drama digne d’un mauvais film d’espionnage.
Autre ingrédient de l’arnaque: faire miroiter des titres officiels. Grâce à un puissant homme d’affaires français, Hijaouy décroche carrément un passeport diplomatique congolais, se faisant passer pour un conseiller du président Sassou Nguesso, un sésame pour crédibiliser ses déplacements et piéger d’autres proies. L’astuce finale, pour piéger Mustapha Aziz jusqu’au bout: Hijaouy lui envoie de faux audios dudit conseiller, générés par intelligence artificielle, et des messages imitant parfaitement son ton «makhzénien». Même un habitué n’y voit que du feu. À la clé, plus d’un milliard de dollars d’investissements potentiels, des promesses de terrains prestigieux (comme un lot de 10 hectares à Rabat à côté de la tour Mohammed VI), des cadeaux somptueux, et même un projet de chaîne panafricaine qui s’est envolé avec 10 millions de dollars.
Au passage, Mehdi Hijaouy s’est appuyé sur tout un petit théâtre d’acteurs secondaires: anciens officiers, faux conseillers, ex-activistes rifains instrumentalisés, sans oublier un youtubeur établi au Canada. Nommons le tristement célèbre Hicham Jerando, reconnu lundi dernier coupable de diffamation aggravée au Canada et condamné à verser une somme de 164.514 dollars canadiens de dommages moraux, financiers et punitifs à Adil Saïd Lamtaïri, avocat au barreau de Casablanca. Plus qu’un complice, Hicham Jerando est l’idiot utile de Hijaouy, utilisé pour solder les comptes de l’ancien fonctionnaire de la DGED avec sa hiérarchie d’avant. Le tout constitue une bande organisée qui a filouté jusqu’à des sénateurs américains et de grandes fortunes sud-africaines.
N’en déplaise au quotidien Le Monde, c’est à ce titre que Hijaouy fait l’objet d’un mandat d’arrêt Interpol. Et au risque de casser le mythe, aucun membre de sa famille non impliqué dans ses crimes n’est inquiété par la justice. D’ailleurs, il serait judicieux pour le spécialiste Maghreb du Monde de savoir que la propriétaire du spa qu’il dit victime de harcèlements judiciaire et administratif n’est pas l’épouse, mais l’ex-femme de Hijaouy. Celle-ci est accusée non seulement d’avoir ouvert son activité en usant de fausses autorisations, mais aussi d’avoir construit dans le sous-sol de son commerce un hammam qui ne figure pas dans les plans d’architecture. Ce qui expose ses clients à des dangers réels, les règles de sécurité les plus basiques n’étant pas respectées dans son honorable institution. L’actuelle épouse de «Moulay El Mehdi», elle, est au Canada. Outrée par tant de scandales et d’escroqueries, elle ne prend même plus son mari au téléphone. «Des plans que même le diable n’aurait pas pu imaginer», résume Mustapha Aziz. Tout un monde est tombé dans le piège. Même Le Monde.








