L’Émir Abd-el-Kader et le Maroc tels que documentés par les archives de l’Algérie française

Karim Serraj.

ChroniqueAbd-el-Kader ibn Mahhi-ed-Din, dit l’Émir, est aujourd’hui érigé en père de la nation algérienne et de la lutte au 19ème siècle contre l’occupant français. Cependant des documents d’époque brossent un profil démystifié et roublard du personnage, de ses vraies origines familiales, de ses relations politiques et d’allégeance avec le Maroc, pays considéré dans ces archives comme son mentor et donneur d’ordre qu’il va pourtant trahir et contribuer à livrer à la France.

Le 30/06/2024 à 11h14

L’Émir Abd-el-Kader (1808-1883) a donné lui-même sa généalogie dans un manuscrit rédigé en arabe lorsqu’il était en exil en Syrie: «Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent». Dans ce document important cité dans les archives militaires de l’Algérie française, l’Émir Abd-el-Kader affirme être originaire depuis 14 générations de la ville de Fès et lointain arrière-petit-fils, descendant direct, de Moulay Idriss 1er le Grand «qui devint, précise l’Émir, sultan du Maroc et construisit Fès». L’installation de la famille d’Abd-el-Kader à Mascara dans l’Est marocain, à une journée à cheval de Oujda, remonte à son grand-père.

«Je suis Abd-el-Kader, fils de Mahhi-ed-Din, fils de Mustapha… (…) fils d’Edris ben Edris (…) le premier de mes aïeux de Médine qui émigra fut Edris le Grand, qui devint sultan du Maroc et construisit Fès» p.12 (in «Enfance et jeunesse d’Abd-el-Kader», 1899, capitaine Jules Pichon du 2ème tirailleurs algériens (Archives réserve des livres rares, Paris). Abd-el-Kader précise: «C’est seulement depuis l’époque de mon grand-père que notre famille vint s’établir à Ghris (près de Mascara).» (p.12) Sa famille a-t-elle jamais quitté le territoire marocain dans son immigration? On se le demande. En effet, la région prospère de Mascara est considérée comme marocaine par l’armée française avant son annexion en 1848. Les Parisiennes élégantes vont vite découvrir grâce à Mascara le khôl et sa gomme (antimoine) que la ville exporte jusqu’aux Indes sur les bateaux anglais, et appeler «masque» l’application en soin de beauté, les Anglaises «mask». Cette région demeurée marocaine inquiète le capitaine Jules Pichon, car, dit-il, elle va continuer de faire allégeance à l’Empire du Maroc des décennies plus tard, malgré la «pacification» de la région: «Si les Français étaient à Oran, leur autorité, toutefois, ne s’étendait guère plus loin que les murs de la ville. (…) Les habitants de Tlemcen et la tribu des Beni-Amers ne tardèrent pas à reconnaître que le seul remède possible à la situation était de confier le pouvoir à un chef investi d’une autorité suprême et ils s’adressèrent au sultan du Maroc, Mouley Abder Rahman. Celui-ci leur envoya Mouley Ali, son neveu, avec le titre de khalifah (lieutenant), et il semblait déjà que l’ordre commençait à renaître dans les tribus de l’Ouest.» (p.17)

Il écrira aussi: «Ben Nouna (Bennouna, NDLR) gouverne Tlemcen, avec le titre de lieutenant du sultan du Maroc.» (p.20)

La Baïa solennelle de Abd-el-Kader au Sultan Abderrahmane du Maroc

En 1832, Abd-el-Kader est nommé Émir par le Sultan du Maroc pour lutter contre les Français à la frontière Nord-Est. Il a alors 24 ans et est décrit comme un farouche combattant au sabre facile, mais capable de fédérer les tribus de la région. Cette cérémonie de Baïa historique où le nouvel Émir Abd-el-Kader fait allégeance au Sultan marocain Moulay Abderrahmane est consignée dans plusieurs documents de l’armée française. Voici d’abord le mythe édulcoré de la postérité: le père de Abd-el-Kader serait sorti un matin le Coran à la main, et aurait désigné aux foules son plus jeune fils Abd-el-Kader, successeur de la longue lignée des Idrissides du Maroc: «voilà, dit le père, le sultan annoncé par le Prophète, c’est le fils de Zohra, c’est mon fils, obéissez-lui comme vous m’obéissez à moi-même». Abd-el-Kader s’élança à cheval et aussitôt une foule délirante se précipita vers lui, embrassant ses mains, ses étriers, ses vêtements.

À présent, la vérité selon le rapport militaire de Jules Pichon: «Abd-el-Kader avait alors 24 ans. Il prit le titre d’émir (prince), sous lequel il avait été acclamé par une délicate déférence pour l’empereur du Maroc.» (p.19)

Lorsque L’Émir Abd-el-Kader est traqué et acculé à fuir, il trouve refuge chez le Sultan du Maroc: «c’est la seconde, après la première fuite de l’Émir, au Maroc» (p.95). Il apparait également que Abd-el-Kader reçoit ses ordres du Maroc dans sa lutte contre les envahisseurs: «La conduite qu’avait à tenir Abd-el-Kader en 1844 au Maroc lui était tout indiquée: entretenir les tribus algériennes (entretien des tribus algériennes avec l’argent du Sultan, Abd-el-Kader possédait selon les sources à peine 4 francs de l’époque lorsqu’il devint émir, NDLR) dans l’espoir de son prompt retour et les empêcher de se rallier à nous (les Français).» (p.112)

Abd-el-Kader trublion et facilitateur de la pénétration des Français au Maroc

En 1844, pour des raisons obscures Abd-el-Kader se retourne contre le Maroc qui lui a tout donné. Il commence à «surexciter le fanatisme des Marocains, se faire un piédestal du mépris et de l’aversion pour le sultan Abder Rahman» (p.112). Pichon suggère que l’Émir a été manipulé et utilisé par les services de l’armée française: «Pour arriver à ce résultat (utiliser Abd-el-Kader pour entrer au Maroc, NDLR), il faut que l’Émir oblige notre armée à pénétrer sur le territoire du Gharb. Il croit en avoir trouvé le moyen en allant razzier les tribus (…) comptant bien que nous l’y poursuivrons» (p.112). On le voit dans «il croit en avoir trouvé le moyen»: le revirement de Abd-el-Kader semble se faire de connivence avec l’armée française, en tous les cas servir à point nommé. Quelques jours plus tôt, relate Pichon, les Français ont «décidé la formation d’un camp au nord-ouest de Tlemcen, Abd-el-Kader profite habilement de cette profanation et fait propager le bruit de sacrilège, et bientôt de l’Est à l’Océan, le Maroc tout entier est en armes. La guerre sainte est proclamée par Abd-el-Kader et, de gré ou de force, l’empereur du Maroc est obligé de diriger une armée contre nous» (p.112). Ce jeu d’agitation louche entre l’Émir et la France va permettre à celle-ci de fragiliser dès le 12 août 1844 le Royaume, en bombardant durant plusieurs jours Tanger et Essaouira, faisant beaucoup de dégâts et de décès, pour punir le Sultan Abderrahmane de son soutien à l’Émir. Quant au maréchal Thomas Robert Bugeaud, duc d’Isly, à qui se soumettra Abd-el-Kader trois ans plus tard offrant jusqu’à sa monture au duc, recevant pour sa part une sollicitude attentionnée de la part de la France jusqu’à la fin de sa vie, il dira: «Qui pourra arrêter notre force de pénétration? Nous entrerons dans l’armée marocaine comme un couteau dans du beurre» (p.113). Des propos qui ne cachent pas un dessein sous-jacent à la traque de Abd-el-Kader.

Dans «L’Émir Abd-el-Kader», 1866 (Archives du Quai d’Orsay), l’auteur qui se fait appeler chevalier William (un pseudo d’auteur de rapports confidentiels), laisse une note étonnante rédigée à la hâte dont le contenu confirme que Abd-el-Kader est utilisé par l’armée française pour attaquer le Maroc sur lequel elle a déjà des visées: «Le Maroc, ayant donné asile à Abd-el-Kader, on punit les Marocains par le bombardement de Tanger et de Mogador. L’empereur du Maroc a eu l’imprudence d’accepter le combat. Alors a eu lieu la bataille d’Isly (…) Abd-el-Kader se voit forcé de renoncer à se réfugier dans le Maroc. L’indomptable chef a vu pâlir son étoile» (pp.23-24).

Enfin, évoquons un dernier témoignage de 1848 qui revient sur les événements qui vont encourager les Français à bombarder le Maroc: «Portrait légende sur Abd-el-Kader», anonyme, aux éditions Fiquet, (Fonds régional Provence-Alpes-Côte d’Azur). Une remarque: que ce témoignage militaire soit publié anonymement deux années après sa rédaction «quelques mois» après les faits, dit l’auteur, signifie qu’il s’agissait dans un premier temps d’un rapport confidentiel. «En 1846, écrit l’auteur, après avoir cherché à mettre en mouvement les tribus du sud de l’Algérie, Abd-el-Kader, épuisé, harcelé et traqué, se décide à regagner les montagnes du Maroc» (p.19). Mais voilà ce qu’il fit, selon cette source: «celui-ci suscita contre lui successivement l’empereur du Maroc et les montagnards de l’Est du Maroc, en anéantissant un camp régulier dont il tua le chef, puis en massacrant une fraction qui lui faisait quelque opposition. Depuis ces faits, qui datent de quelques mois, l’empereur du Maroc avait mis en mouvement ses troupes commandées par les princes ses fils, et ordonné des dispositions pour faire prendre les armes aux montagnards» (p.20). Et encore ce passage: «le 11, dans la nuit, Abd-el-Kader se jeta tête baissée, avec ses hommes, sur les camps marocains. On affirme que, pour mieux y porter le désordre, il y fit placer des chameaux revêtus de goudron, auxquels on avait mis le feu» (p.21). Le Sultan Abderrahmane décide d’armer les populations de l’Est car il semble avoir compris que les attaques de Abd-el-Kader sur le sol marocain étaient l’arbre qui cachait la forêt. Ces offensives de Abd-el-Kader et de ses nouvelles milices retournées contre le Royaume dureront de 1844 à 1846 et vont semer la zizanie et les révoltes tribales, ouvrant un flanc à l’occupation française de Oujda en 1844.

L’Émir Abd-el-Kader demeure à notre époque une boîte de Pandore encore bien verrouillée.

Par Karim Serraj
Le 30/06/2024 à 11h14