L’éclairage de Adnan Debbarh. Code de la famille: la société marocaine entre conservatismes et modernité

Adnan Debbarh.

La société marocaine est appelée à réformer son institution sociale centrale: la famille. Dangereuse concession à l’air du temps pour les conservateurs, condition nécessaire pour mieux affronter les exigences du développement économique et social au XXIème siècle pour les modernistes. La réforme suscite passions et controverses.

Le 03/05/2023 à 10h04

Parmi les grandes réformes que toute société qui ambitionne de s’inscrire dans la modernité ne peut ignorer, il y a celle de la famille et du statut de la femme. Chantier social d’une grande sensibilité qui a de tout temps et partout fait l’objet de débats passionnés, car bousculant le spirituel et les acquis culturels multiséculaires de la société. Le Maroc n’est pas en reste. Les algarades ayant précédé la réforme de la Moudawana de 2004 entre conservateurs et réformistes sont encore présentes dans les esprits. Il a fallu l’intervention du Roi, fort de sa stature de Commandeur des croyants, pour réaliser quelques avancées. Avancées qui connaissent quelques difficultés d’application faute, il faut le dire, d’une adhésion totale de la «majorité de la population» et des instances judiciaires.

Pourquoi revenir alors à la charge et proposer une relecture du Code de la famille? La «majorité de la population», opposée au changement, n’est-elle pas dans son droit quand elle clame son refus de partager les valeurs d’un droit organique international éloigné de ses convictions et surtout du contenu littéral des textes fondamentaux qui constituent la charpente de ses choix religieux? Ce sont quelques interrogations que partage, dans une chronique récente sur le sujet, l’un des «ténors» du courant conservateur au Maroc. D’après ce même chroniqueur, en contournant les lois, la société marocaine a fait son choix, corroboré par plusieurs sondages. Les Marocains sont dans leur grande majorité défavorable à tout changement substantiel dans le Code de la famille et toute remise en cause des règles de l’héritage. Unique petite concession: s’il y a lieu d’opérer quelques modifications, elles doivent être faites sous la supervision et l’accord d’oulémas, seuls habilités à donner un avis et ceci sans dévier des textes.

Doit-on considérer le débat réellement épuisé ou y a-t-il place à d’autres points de vue?

Que l’on permette à une voix, ne serait-ce que minoritaire, puisque le camp conservateur semble se prévaloir d’une majorité, d’émettre quelques questionnements.

À moins de considérer que nous vivons dans une société atemporelle, ne sommes-nous pas obligés de prendre en considération les évolutions historiques qui se sont opérées dans notre environnement et qui ont fait que d’autres sociétés ont avancé plus vite que nous? Ces évolutions positives, pratiquement tous les systèmes philosophiques le confirment, sont dues à l’harmonie et la logique d’ensemble que ces sociétés ont pu établir entre les avancées intellectuelles et leurs déploiements dans la société. À titre illustratif: le protestantisme a favorisé le capitalisme et l’accumulation, le rationalisme la révolution industrielle, la démocratie la libre entreprise, l’émancipation de la femme une société plus riche et égalitaire.

Reposons la question encore une fois, mais autrement. Pourquoi une réforme du Code de la famille et quelle est sa finalité? Il serait aisé de trouver au moins deux points positifs: le premier a trait à l’équité sociale et le second offre un intérêt économique certain. Rien ne justifie de considérer la femme comme l’inférieure de l’homme. Sans aller loin de chez nous, elle prouve dans l’enseignement d’abord et dans bien d’autres activités ensuite qu’elle peut donner autant que l’homme. Essentialiser la femme n’est plus acceptable. Par ailleurs, permettre à la femme d’agir de manière autonome, en lui donnant la capacité d’opérer des choix pour sa vie, son couple et dans la société où elle vit, contribuera, à ne pas en douter, à une meilleure participation de sa part au développement économique. Pas besoin de rappeler que cela se mesure en points de croissance additionnels et c’est prouvé.

Essayons avant de conclure de rappeler les principales revendications de réformes des organisations féminines et pourquoi cette levée de boucliers des conservateurs.

Sans grande conviction, les modernistes militent pour une égalité dans le texte entre l’homme et la femme dans l’héritage. Cela semble difficilement atteignable, vu que cela figure dans le Coran. Par contre l’abandon du «ta3sib» et le recours plus fréquent au testament semblent faire leur chemin. Comme semblent faire leur chemin, grâce aux mutations sociologiques, des prédispositions plus tolérantes en matière de filiation, d’autorité parentale, de mariage des mineurs, davantage de freins à la polygamie et la dépénalisation des relations hors mariages entre adultes consentants.

À supposer que l’égalité dans l’héritage soit abandonnée, les autres points ne semblent pas contenir de quoi bouleverser l’ordre social ou causer des ruptures. Ils sont porteurs d’améliorations. Alors pourquoi cette levée de bouclier des conservateurs? La famille a toujours fait l’objet d’une attention particulière chez ceux-ci. Considérée à la fois comme le dernier rempart contre l’individualisme rampant dans la société et un bon investissement électoral. D’où ce refus inexpliqué «rationnellement» de contextualiser les «hadiths» et de coupler la sphère religieuse avec les avancées socio-économiques. Attitude qui nous pousse à poser la question qui fâche: pouvons-nous sacrifier des points de croissance en contrepartie d’une conception instrumentalisée de la religion? La question peut sembler osée. Toutefois, rappelons que plusieurs économistes marocains, et non des moindres, s’accordent à considérer que les retards dans certaines réformes sociales ont coûté au Maroc plusieurs points de croissance. Allons- nous continuer?

Persévérer à faire accroire que derrière la réforme du Code de la famille, il y a tentative de sécularisation de la société, c’est intenter un mauvais procès aux défenseurs de la modernité dans ce pays et ignorer ses retombées économiques et sociales positives.

L’historien Abdallah Laroui rappelle souvent et à juste titre que l’Islam a été approprié au VIII siècle par les habitants de notre pays comme une libération, loin de toute soumission. Il demeure bien implanté et façonne notre identité. C’est un sujet de fierté. Ce n’est pas lui rendre servir que de le déconnecter des évolutions socio-économiques de la société et des mentalités.

Par Adnan Debbarh
Le 03/05/2023 à 10h04