La démarche actuelle du gouvernement, décrite de manière imagée, pourrait ressembler à celle des anciens barbiers/chirurgiens qui ne prêtaient aucune attention aux cris de douleur de leurs patients non anesthésiés, convaincus que l’acte chirurgical est dans leur intérêt. Une démarche classique de technocrates qui accordent peu d’intérêt à l’accompagnement politique, fait d’appels à l’affect et à la participation des populations concernées, pour la réussite des actions engagées. Allons-nous pousser le raisonnement jusqu’à accuser le gouvernement d’un manque d’empathie à l’égard de la société? La réponse est évidemment non. Toutefois, il est de plus en plus manifeste que pour donner toutes les chances de réussite aux réformes lourdes lancées, il faudrait qu’il tienne compte des réactions de la population et la fasse participer à la thérapie. Il faut qu’il ajoute à ses compétences techniques un contenu plus politique.
Comment?
Pour faire court, l’État, depuis déjà quelques années, a cru pouvoir encadrer et moderniser la société marocaine sans le concours des partis politiques et des corps intermédiaires. Déçu de leur manque de dynamisme/réactivité, il a laissé/favorisé leur marginalisation du champ de l’encadrement social, les réduisant, par la force des choses, à des machines électorales pour les partis politiques et à des coquilles vides installées dans une situation de rente pour les syndicats et associations. La faiblesse de leurs contributions en termes de visions et de programmes à la Commission pour un Nouveau Modèle de Développement est révélatrice de ce détachement des champs idéels, programmatiques et sociétaux.
Le gouvernement actuel, bien qu’ayant à sa tête un chef de parti politique et comptant parmi ses membres influents deux autres chefs de partis, a cru pouvoir s’inscrire dans la même logique «technocratique» en mettant en piste seul les réformes, en cantonnant les partis politiques à une fonction de spectateur au Parlement et en entretenant avec les corps intermédiaires des relations «amicales». Le peu d’empressement arboré par le gouvernement à mettre dans le circuit la loi sur le droit de grève et celle devant régir l’activité syndicale est la manifestation éclatante d’une démarche qui souhaite ne brusquer personne.
Qu’est-ce qui a changé par rapport aux précédents mandats et qui justifierait un changement de «démarche» de la part du gouvernement? L’introduction dans le champ politique et gouvernemental, à l’initiative royale, de plusieurs «réformes et chantiers lourds» qui exigent une nouvelle gouvernance, tout simplement. Il serait illusoire de croire pertinent d’emprunter la même démarche sur les projets de l’État social, le Code de la famille, la réforme de l’enseignement, de la santé, l’aménagement et la reconstruction de l’Atlas, pour ne citer que ceux-là, que pour la construction d’un centre hospitalier universitaire malgré son coût financier élevé. Les premiers exigent pour leur pleine réussite l’adhésion des concernés: les différentes catégories sociales. Une adhésion qui ne se déploie pas en échange d’accolades, embrassades et tapes sur le dos, mais en conviction et volonté clairement affichées sur la durée par les parties de s’inscrire dans la nouvelle logique des réformes. Devons-nous rappeler comment la réforme de la Moudawana de 2004 n’a pas tenu toutes ses promesses à cause des réticences d’une partie de la population mal informée qui a trouvé chez certains magistrats une oreille attentive?
La nouvelle gouvernance sociale à mettre en place exige, au-delà des relations de confiance entre les partenaires de la décision politique et sociale, la création d’une culture nouvelle ayant pour objectif la recherche d’accords sur les grandes orientations et l’engagement des parties à participer à leur diffusion à travers leurs instances d’encadrement dans la société. Plus concrètement, le gouvernement devra s’éloigner de sa gestion verticale des dossiers et adopter une approche de leadership et en projets à finaliser avec les partenaires (partis politiques et corps intermédiaires).
La grande question qui demeure en suspens est celle relative à comment remettre en activité des partis politiques et des instances intermédiaires sclérosés par des années «d’inactivité» subie et, disons-le, quelque part acceptée? D’autant que, la nature ayant horreur du vide, les corps intermédiaires «officiels» et reconnus ont été remplacés, pour les associations, par une kyrielle d’associations «sœurs» qui se sont empressées de prendre la place et, pour les syndicats, par pas moins de 23 coordinations «encadrées», c’est de notoriété publique, par les islamistes en majorité et par l’extrême gauche dans une moindre mesure. Les difficultés de négociation que rencontre le gouvernement dans le dossier de l’enseignement ne sont pas étrangères à un encadrement syndical qui se considère en dehors du système parlementaire et dont l’objectif est de mener d’abord la vie dure aux gouvernants.
Y a-t-il moyen de remettre les partis politiques et les corps intermédiaires au travail pour qu’ils puissent remplir convenablement leurs missions d’encadrement, réoccuper l’espace public et réussir le pari de la mise à niveau de la gouvernance sociale? Cela semble difficile, vu leur état actuel et l’ambiance dans laquelle ils ont végété durant plusieurs années. Difficile, mais pas impossible, car l’État détient toujours un atout de taille dans le management de ces organisations, à savoir les financements et aides qu’il accorde. Il peut, si intérêt il y a, subordonner les aides à un renouvellement des dirigeants, au respect des lois et à l’accomplissement des missions. C’est-à-dire que l’État doit envisager la mise en place de meilleures conditions de l’exercice démocratique.
La réussite des réformes lourdes en chantier passe par une mise à niveau de la gouvernance sociale qui, elle, exige une révision de la fonction des acteurs (gouvernement, partis politiques et organisations intermédiaires). Cette prise de conscience, si elle ne se généralise pas, peut au moins être le fait des partis du gouvernement, car sans un encadrement de leur part de la société, les réformes auront un faible impact et cela va déteindre sur le bilan gouvernemental.
On a cru pouvoir moderniser le pays en ignorant une partie des conditions politiques qu’impose le bon fonctionnement d’une société démocratique. Il n’est pas tard pour revoir l’approche. Les réformes ne font que commencer.