Emmanuel Dupuy est président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), professeur associé à l’Université Paris-Sud (géopolitique, questions de sécurité et défense) et ancien conseiller ministériel (au sein du Secrétariat d’Etat à la Défense et aux Anciens Combattants – SEDAC). Il est aussi professeur invité au sein de la Zhejiang Wanli University et du Ningbo Maritime Silk Road Institute (Chine). Il fut, également, chargé de mission auprès de l’Institut de recherche et d’études stratégiques de l’Ecole militaire (IRSEM).
Lundi 17 juillet, l’Etat d’Israël annonçait sa reconnaissance officielle de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Pour vous, cette décision était-elle prévisible?
Cette décision était parfaitement prévisible. Elle était même attendue depuis maintenant trois ans, en l’occurrence depuis décembre 2020, quand les Etats-Unis et Israël ont conclu un accord tripartite incluant le Maroc et quand Washington a reconnu la marocanité du Sahara, allant jusqu’à ouvrir un consulat virtuel à Dakhla. Il faut se réjouir que désormais, la position israélienne est actée et qu’elle est officielle.
Qu’est-ce qui expliquerait cette latence de trois ans, selon vous?
Cette décision a été complexifiée par des considérations propres à la politique intérieure israélienne. La situation géopolitique de 2020 et le passage de l’administration Trump à l’administration Biden aux Etats-Unis n’ont pas aidé. Mais cela n’a pas empêché Marocains et Israéliens de travailler ensemble. Les entreprises israéliennes ont, dès la reprise des relations entre Rabat et Tel Aviv, commencé à s’implanter dans le Royaume et la coopération a été enclenchée dans nombre de secteurs, comme l’eau, la défense, la cybersécurité… L’armée israélienne était d’ailleurs représentée à des exercices comme African Lion 2022 et 2023 qui se sont déroulés notamment au Sahara. Autant dire que la reconnaissance était déjà en vigueur. Elle est aujourd’hui formalisée et elle ne manquera pas de pousser d’autres pays à agir de même.
Justement, quelles sont les implications de cette décision? A quoi devrait-on s’attendre?
La position israélienne va servir d’accélérateur pour que d’autres pays reconnaissent la marocanité du Sahara. Je pense notamment aux pays qui s’inscrivent, aujourd’hui comme à l’avenir, dans la logique des Accords d’Abraham. L’Etat d’Israël conforte également l’idée que les Etats-Unis ne vont plus revenir en arrière s’agissant de leur reconnaissance. D’ailleurs, l’administration américaine l’a dit et redit: sa décision est irrévocable. Cette décision va également exercer une pression sur les autres pays membres du Conseil de sécurité. La pression sera d’autant plus forte sur des pays européens. L’Espagne et l’Allemagne, qui soutiennent désormais le plan d’autonomie des provinces sahariennes sous souveraineté marocaine, ont déjà franchi le pas. D’autres, comme l’Italie, auront à suivre. Je pense aussi que les regards vont dorénavant se tourner, avec insistance et beaucoup d’intérêt, vers la Grande-Bretagne. Des entreprises britanniques se sont réunies à de nombreuses reprises avec le patronat marocain. Et les Britanniques savent que leurs investissements dans les provinces du Sud leur ouvriront un marché (africain, NDLR) qui, jusqu’à présent, était rétif puisque situé dans un espace francophone.
Quid de la France, pays qui était à l’avant-garde en matière d’appui au Maroc dans ce dossier, mais qui, aujourd’hui, est à la traîne?
Je ne poserais pas la question en ces termes. La position de la France, exprimée du temps de Jacques Chirac, et son appui à l’option d’autonomie n’ont pas bougé. En définitive, c’est une position que d’autres pays rejoignent aujourd’hui. C’est le cas notamment de l’Espagne et d’autres pays européens. La France n’a pas reculé, mais il est clair qu’elle est restée figée alors qu’elle devait franchir un pas supplémentaire vers la pleine reconnaissance de la marocanité du Sahara et l’ouverture d’un consulat à Dakhla.
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Est-ce que c’est un pas auquel le Maroc peut s’attendre sous la présidence Macron?
Hélas, non! La position française est déterministe et elle est bloquée. Elle l’est d’autant plus que la France a toujours été interrogative, voire rétive, quant à l’idée même des Accords d’Abraham, dont elle est de facto exclue. La reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara a été entendue avec beaucoup de frilosité de la part de la diplomatie française. Pour cela, la France ne se rangera pas à la position israélienne, de peur de donner l’impression que ce sont les Etats-Unis et Israël qui donnent le «la» s’agissant du Sahara. Paris aurait dû anticiper cette dynamique, mais elle n’a pas su en percevoir les signes faibles. Maintenant, la France pourrait tirer son épingle du jeu en agissant en coulisses et, notamment, en veillant à ce que le Maroc puisse prendre la présidence annuelle de l’Union africaine en 2024 ou encore à ce que le Royaume soit pris en compte dans l’élargissement en vue du Conseil de sécurité.
Le tropisme algérien du président Emmanuel Macron est-il pour quelque chose dans le caractère «bloqué» de la position française?
Sans doute, mais ce n’est pas déterminant. Je ne dirais, d’ailleurs, pas qu’il existe un tropisme algérien chez le gouvernement français, mais une volonté de rupture du statu quo diplomatique entre Paris et Alger. Ce tropisme algérien était au demeurant bien plus marqué sous François Hollande. Je crains que Macron ait pris en grippe la relation avec le Maroc. A titre personnel. C’est une personnification du dossier qui rend très compliquée toute idée de revenir en arrière, d’avouer ses fautes ou de chercher mutuellement un terrain de compromis. Le «tropisme» algérien du président Macron est un choix conjoncturel. Pendant ce temps, on est en train de déconstruire une relation avec le Maroc bâtie de longue haleine sur des bases solides. Pourtant, en face, il n’y a rien. La preuve en est que le président Tebboune a annulé, pour la troisième fois, son déplacement en France et que toutes les belles perspectives promises à l’occasion de la visite en Algérie de Macron, suivie par celle de la cheffe du gouvernement Elisabeth Borne et 16 de ses ministres, n’ont abouti sur absolument rien.