Les faits se déroulent à Meknès, dont la médina historique, datant de l’ère médiévale, a été transformée au 17ème siècle en grandiose capitale du sultan Moulay Ismaïl sur la rive gauche d’Oued Boufekrane, tandis que sur la rive droite de la rivière, les infrastructures civiles et militaires de la ville nouvelle étaient érigées pour les Européens à partir du début du 20ème siècle.
Ledit oued prend sa source au Moyen Atlas, à environ 30 kilomètres au sud de Meknès, à l’endroit appelé Aïoun Maârouf, sur le territoire des Aït N’dhir, précisément de la fraction Aït Bourzouine. Il irrigue ainsi les terres agricoles qui traversent la commune de Boufekrane -là même où le prince Moulay Abdallah avait érigé une Kasbah en 1734-, offre ses ressources à une partie de la population rurale, s’écoule dans la plaine de Meknès, alimente depuis des siècles les mosquées de la ville, ses bains maures, ses fontaines et ses vergers, et couvre tous les besoins en eau potable de la vie courante.
Dit Bou-fakrâne (Lieu des tortues), l’oued est appelé aussi Felfla par l’historiographe Ibn Zidane, à l’instar d’Ibn Ghazi Othmani avant lui, qui le nomme également Abou-l-’Amâïr.
La fertilité des sols de la région se conjugue plus tard avec une intense colonisation agricole et un bouleversement des statuts fonciers traditionnels.
L’administrateur en chef des colonies, M. Colliaux, écrit à ce sujet: «Les premiers colons, installés par la Direction générale de l’Agriculture à Bou-Fekrane, dès l’automne 1919, sur une surface de 4.841 hectares, occupaient en 1932 une étendue de 20.723 hectares, représentant soixante-douze propriétés».
Qui dit accaparement des terres, dit besoins accrus en eau.
«L’extension de la colonisation a été constamment suivie par une dépossession en matière hydraulique, écrit pour sa part Aziz Taghbalout. La dérivation des grandes sources qui autrefois submergeaient tout le territoire, au profit de la colonisation, et le forage des puits par des moyens plus modernes avaient privé le fellah de toutes les ressources hydrauliques qui lui permettaient de subsister économiquement.»
L’affaire monte dangereusement d’un cran avec l’arrêté viziriel du 16 novembre 1936, en vertu duquel la source Aïn Bou Fekrane devenait en totalité la propriété du domaine public, et celles d’Aïoun Maârouf devenaient propriété du domaine public pour un quart environ.
Pourtant, le dahir du sultan Moulay Ismaïl, en date du mois de moharram de l’année 1006 de l’Hégire, était clair: les eaux de l’Oued Boufekrane sont placées sous le régime des Habous en faveur de la population de Meknès.
En tant que biens inaliénables de main morte, affectés irrévocablement à une œuvre d’intérêt général par cet acte impérial, ces eaux sont gérées par la direction des Awqaf, à travers la Nedhara des Habous.
Deux ans après l’instauration du Protectorat, l’administration coloniale avait tenté, via des astuces juridiques, de s’emparer de cette gestion pour en disposer ensuite à son aise, en tenant plusieurs réunions et en édictant différents décrets relatifs au domaine public et aux droits de l’eau, aboutissant à une gestion tripartite entre le Département des travaux publics, la Municipalité et la Direction des Ahbas, non sans conflits avec cette dernière, attachée à son plein droit.
En pleine période de sécheresse, durant cette année 1937, les eaux se trouvaient détournées au profit de quatre colons dont les domaines étaient situés à Tanout, privant la majeure partie de la population -estimée alors à près de 60.000 âmes- de sa ressource traditionnelle vitale. Ce qui n’a pas manqué de se faire ressentir sur le débit des fontaines -même celles des mosquées dédiées aux ablutions- ou sur l’irrigation des maraîchages des faubourgs, dont ceux de l’actuel Hay Zitoune.
La même année d’ailleurs, près de Marrakech, c’étaient les eaux du barrage d’Aït Immour qui étaient visées selon le même système inéquitable, provocant des manifestations au passage du ministre français Paul Ramadier, sanctionnées par environ deux cents arrestations.
Dans l’ancienne capitale ismaélienne, la goutte d’eau avait fait largement déborder le vase depuis que des sources importantes avaient été captées vers la ville européenne, ou que l’eau d’Aïn Tagma, censée être non vendable, était assujettie au compteur…
Parmi les démarches pacifiques entreprises par les populations face à cette spoliation couverte d’un semblant de légalité, la constitution d’une commission adressant, le 16 juin 1937, une pétition de près de 2.000 personnes exprimant leurs doléances:
«Nous croyions que l’Administration se contenterait, pour servir les intérêts des colons et de la Municipalité, de ce qu’elle nous avait déjà pris, à savoir les deux sources de la Kasbah de Bou Fekrane et de Tagma. Mais voici qu’une fois encore, elle diminue la part qui nous reste (…)».
Face à la politique du fait accompli, une grève générale est décrétée le 1er septembre 1937.
Dans une tentative de parlementer à son avantage avec les citoyens, l’administration convoque, l’après-midi même, le comité de négociation, par l’intermédiaire du pacha de la ville, Hajj Ahmed Saïdi, et propose de céder 12 parts au profit des colons au lieu de 16, recevant un refus catégorique.
Le lendemain, aux premières heures du matin, la ville se découvre en état de siège.
La police civile et militaire avait encerclé Meknès et sa banlieue, convoqué à six heures du matin cinq militants, membres du comité de négociation, et procédé à leur arrestation pour troubles à l’ordre public. Il n’en fallut pas plus pour déclencher un grand soulèvement populaire.
Le cortège part de la grande mosquée vers la place Lehdim et le siège du tribunal du pacha de la ville, portant une banderole sur laquelle étaient inscrits ces mots en langue arabe: «Nous voulons la libération des cinq captifs. L’eau est notre bien; nous la rachèterons en sacrifiant nos vies au besoin».
Comme réponse: l’un des porteurs de la pancarte est tué d’un coup de baïonnette.
Dans la mêlée, les coups de crosse sont remplacés par des coups de feu contre les manifestants, faisant des morts et des blessés gisant par terre pendant des heures sans recevoir de soins.
Le nombre des victimes diverge selon les différentes sources, des camions militaires ayant transporté des dépouilles vers des lieux inconnus, tandis que les autres furent inhumées au cimetière public situé à l’extérieur du Bab Berdain, appelé plus tard Chouhada, le cimetière des martyrs.
Quatre jours après, la journée du 6 septembre est décrétée par les nationalistes des deux tendances politiques journée de solidarité avec Meknès, englobant prière de l’Absent à la mémoire des défunts dans les mosquées à travers le Maroc, grève générale et manifestations publiques.
Dans le sillage de la répression, les deux partis nationalistes sont interdits par la Résidence en octobre de la même année. Des centaines de militants et la plupart des leaders sont arrêtés ou exilés, rendus responsables de l’excitation des esprits auprès des «agents de l’étranger», «manipulés par Moscou et Berlin».
Mohamed Hassan Ouazzani est assigné à résidence dans le Sud pour neuf ans. Entre 1937 et 1946, Allal El Fassi est exilé au Gabon, tandis qu’Ahmed Balafrej, qui se trouvait en cure dans un sanatorium en Suisse, s’est réfugié à Tanger de 1937 à 1943.
Alors qu’une certaine presse française et même quelques auteurs, par ailleurs capables du plus grand discernement, ont tenté d’expliquer la genèse du soulèvement par «l’état déplorable des canalisations des Habous» ou par la détérioration d’une conduite vétuste dans une mosquée provoquant un manque d’eau et la fureur de la population, les journaux nationalistes marocains avaient fait preuve de maturité et de mobilisation. Tant que cela était permis!
Les mesures contre la presse nationaliste, qui avaient été levées la même année, furent à nouveau instaurées et le demeureront en zone de Protectorat français jusqu’en 1947.
Comme illustration d’une certaine conception des valeurs à géométrie variable, l’échange qui suit:
Christian Houël, directeur fondateur à Casablanca de La Vigie marocaine, de L’Action marocaine et des Annales, écrivait: «La publication de l’Action du peuple est une provocation dont la répétition témoigne de notre part d’une pusillanimité inexplicable. Nous sommes pour la liberté de la presse, mais la nôtre».
Ce à quoi répondait Mohamed Hassan Ouazzani: «Il faudrait souhaiter que la France puisse trouver en ses fils qui la représentent ici (…) des défenseurs de l’idéal dont elle ne cesse de se réclamer depuis la grande révolution de 1789…»