Deux interventions médiatiques n’auront pas suffi à apaiser les critiques autour de la donation d’un terrain de 2.887 m² situé dans le quartier Souissi, à Rabat. Acquis en 2020 par Abdellatif Ouahbi via un crédit bancaire d’environ 11 millions de dirhams, le bien a été transféré par donation à son épouse en août 2024.
Des documents confidentiels, révélés par le groupe de hackers JabaRoot sur Telegram, ont créé la polémique, en pointant une sous-évaluation présumée de la valeur du bien immobilier. Selon ces fuites, l’écart atteindrait 10 millions de dirhams. Plusieurs experts, fiscalistes, notaires et inspecteurs des impôts, interrogés par Le360, ont éclairé les enjeux fiscaux et juridiques d’une telle opération.
Donation entre époux: ce que dit la loi
Sur le plan fiscal, une donation équivaut à une cession, impliquant un transfert de propriété. Deux impôts sont à considérer: l’impôt sur le revenu (IR) au titre de la plus-value immobilière, à la charge du donateur, et les droits d’enregistrement, dus par le bénéficiaire de la donation.
Dans le cas des donations entre ascendants, descendants ou époux, la loi prévoit une exonération de l’IR sur la plus-value. Ainsi, en tant que donateur, Abdellatif Ouahbi n’est pas redevable de cet impôt. Toutefois, son épouse, en qualité d’acquéreur, est soumise aux droits d’enregistrement fixés à 1,5% de la valeur vénale du bien.
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Contrairement à ce qu’a laissé entendre le ministre, la possibilité de déclarer une valeur estimative dans l’acte de donation ne s’applique que dans les cas d’incertitude réelle sur la valeur du bien. Or, dans ce dossier, la valeur d’achat — 11 millions de dirhams en 2020 — était parfaitement connue. Le fait de déclarer un montant de seulement 1 million de dirhams quatre ans après l’acquisition soulève des soupçons de sous-évaluation manifeste.
Une ligne de défense contestée
Dans ses interventions publiques, Abdellatif Ouahbi a laissé entendre que l’administration fiscale fermait les yeux sur ce type de pratiques. Pour plusieurs observateurs, cette posture revient à détourner l’attention d’une question plus sensible: l’origine des fonds ayant permis de lever l’hypothèque du terrain, à travers le remboursement anticipé d’un crédit de 11 millions de dirhams.
«Rejeter la responsabilité sur la DGI est un faux débat», estime un fiscaliste interrogé par Le360. «L’administration fiscale traite chaque jour des milliers d’actes. Elle ne peut intervenir instantanément. Mais penser que ce dossier sera classé sans suite est illusoire. Il fera bien l’objet d’une révision.»
Les agents du fisc, tenus par le secret professionnel, ne peuvent communiquer ni la date ni l’issue d’un contrôle. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que le Code général des impôts prévoit un délai de prescription de quatre ans pour ouvrir un redressement, en l’occurrence jusqu’en 2028.
Vers une jurisprudence?
Lors de ses déclarations, Ouahbi s’est dit prêt à défendre sa position devant les tribunaux, en cas d’éventuelle révision fiscale. «Il défend une lecture des textes qu’il assume pleinement. Il y a, en effet, matière à débat juridique», estime un avocat fiscaliste.
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Selon lui, le différend repose sur une dualité d’interprétation: d’un côté, la fiscalité du profit immobilier, exonérée en cas de donation entre époux; de l’autre, les droits d’enregistrement, qui doivent être calculés sur la valeur vénale du bien, comme s’il s’agissait d’une transaction classique.
Certains experts-comptables jugent les textes actuels ambigus et appellent à une clarification du Code général des impôts. Cet avis n’est toutefois pas partagé par l’opposition, qui rappelle que «si le ministre souhaite exonérer les droits d’enregistrement, il lui suffit de faire amender la loi en s’appuyant sur la majorité parlementaire, dont son parti fait partie».
Une affaire à fort enjeu symbolique
En minorant la valeur du bien déclaré, l’État subit un manque à gagner de près de 150.000 dirhams au titre des droits d’enregistrement, sans compter les droits d’inscription à la Conservation foncière. Si l’argument fiscal est central, c’est aussi l’exemplarité du ministre de la Justice qui est en jeu.
En acceptant une telle sous-évaluation, Abdellatif Ouahbi a, selon plusieurs observateurs, manqué une occasion d’échapper au moindre soupçon, tout en exposant son épouse à un redressement fiscal évitable — et en compromettant une image d’intégrité à laquelle la fonction exige de rester attachée.







