La question de l’appartenance de la Turquie à l’Europe est ancienne, et reste clivante, depuis le premier accord de coopération signé avec la Communauté économique européenne, en 1963. Ce dernier prévoyait, à terme, une adhésion de la Turquie à la CEE, l’officialisation de la candidature turque en 1987, sa reconnaissance par les Européens en 1999 et, finalement, l’ouverture des négociations entre Bruxelles et Ankara en 2005.
Les enjeux liés à l’adhésion de ce voisin atypique sont considérables et soulèvent des questions à la fois géographiques (97% du territoire turc est en Asie), démographiques (une entrée au Parlement européen lui procurerait la plus importante délégation d’élus), religieuses et culturelles, toutes existentielles pour l’avenir du projet européen…
Ils auraient évidemment mérité une consultation des citoyens européens, laquelle n’a eu lieu dans aucun État membre. Leurs dirigeants ont autorisé la Commission à ouvrir des chapitres de négociation qu’ils n’ont jamais vraiment assumés, préférant laisser les discussions s’enliser, aidés en cela par un régime turc qui multipliait les entorses aux critères de Copenhague -répression des manifestations de la Place Taksim en 2013, vagues d’emprisonnements arbitraires en réaction à la tentative de coup d’État de 2016-, au point que le Conseil de l’UE admette finalement en juin 2019 que les négociations avec Ankara soient «au point mort».
Mais les vingt dernières années signent autant la frilosité et l’hypocrisie de l’UE sur la «question turque» que la montée en puissance, sur la scène internationale, de cet ambitieux voisin, déclinant sa propre partition grâce à une diplomatie pragmatique, voire opportuniste, pour s’affirmer finalement comme un acteur influent dans les régions où l’Europe peine désormais à se faire entendre -notamment au Proche-Orient ou sur le continent africain- ou comme un médiateur possible là où l’Europe a renoncé à ce rôle.
À cet égard, la politique turque dans le conflit russo-ukrainien, une forme de «neutralité active» pour ce membre de l’Alliance atlantique équipé de missiles russes, qui aide à la fois Moscou à contourner les sanctions et l’Ukraine à exporter ses céréales, par un accord négocié avec les Russes via l’initiative céréalière de la mer Noire, et qui refuse que l’OTAN «participe» à la guerre, tranche avec le bellicisme européen et en fait un interlocuteur privilégié pour les temps de paix.
Une affirmation de la puissance turque aux dépens des Européens qui, frappés par une double peine, se retrouvent à financer la préadhésion d’un État qu’ils ne souhaitent pas accueillir, tout en subissant le chantage de son dirigeant… Car durant cette dernière décennie, Erdogan a fait preuve d’un talent de maître chanteur inégalé, tant à l’égard de Bruxelles que des États membres.
Exemple en est l’accord migratoire voulu par les Européens, consécutif à la crise des migrants syriens des années 2015 et 2016, monnayant la gestion des migrations irrégulières par les autorités turques contre un versement forfaitaire de 6 milliards d’euros. Un deal utilisé depuis par Ankara comme un levier politique selon les besoins du moment: demande d’exemption de visas en 2019, demande d’aide en Syrie en 2020, pression sur les Pays-Bas pour l’organisation de meetings électoraux auprès de la diaspora…
Des méthodes reconduites ces derniers mois au sein de l’Alliance atlantique, où la Turquie négocie âprement et lentement l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan contre le sort réservé aux Kurdes dans ces États européens, ou relance subitement la perspective d’adhésion dans l’espoir d’arracher a minima une révision de l’union douanière…
À la veille d’un sommet de l’Otan l’été dernier, Erdogan interpellait ses homologues européens en ces termes: «Ouvrez d’abord la voie à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et, ensuite, nous ouvrirons la voie à la Suède». Avec un certain succès: la législature s’achève par la promesse des dirigeants européens d’une redynamisation des relations entre les 27 et la Turquie.
L’UE a-t-elle le choix? Les choix politiques qu’elle s’impose -engagements sur l’élargissement et implication croissante dans le conflit russo-ukrainien- passent par un dialogue renouvelé avec la Turquie. Mais l’Europe devra, pour cela, faire preuve à la fois de vérité, en mettant fin au processus d’adhésion, d’imagination, pour un nouveau partenariat de voisinage, et de volonté politique. Car le rééquilibrage des relations passera aussi par le respect, de la part d’Ankara, de la souveraineté des États membres, donc d’avancées sur le sort de Chypre.