Le rapport se fonde sur une enquête conduite de février 2023 à juin 2025. Les chercheurs d’Amnesty affirment avoir interrogé 120 réfugiés et migrants, originaires pour la plupart de Guinée, du Cameroun et du Soudan. Ces témoignages dressent un tableau sombre: arrestations arbitraires, violences physiques, détentions illégales, privations de soins et abandons en plein désert.
«Le système d’immigration et d’asile de la Tunisie repose désormais sur des méthodes de maintien de l’ordre racistes, des violations des droits humains généralisées et un mépris global pour la sécurité et la dignité des personnes réfugiées ou migrantes, surtout celles qui sont noires», affirme Amnesty.
Témoignages de viols, de tortures et d’abandons dans le désert
Parmi les récits recueillis, plusieurs évoquent des scènes de violence d’une extrême brutalité. L’ONG rapporte des «témoignages glaçants» de viols, de passages à tabac, d’humiliations publiques et de tortures infligées par des agents de la Garde nationale tunisienne. Des migrants affirment avoir été frappés avec des bâtons, électrocutés, ou contraints de se déshabiller sous la menace d’armes.
Une Camerounaise raconte que, lors d’une tentative de traversée vers l’Italie, «ils n’arrêtaient pas de frapper notre bateau avec des bâtons longs et pointus, ils l’ont percé (...). Il y avait au moins deux femmes et trois bébés sans gilets de sauvetage. On les a vus se noyer». Ces récits illustrent, selon Amnesty, la violence délibérée de la stratégie tunisienne de dissuasion migratoire.
Quatorze personnes interrogées ont déclaré avoir été violées ou témoins de viols, ou encore victimes de harcèlement sexuel de la part de forces de sécurité. Plusieurs ont également décrit des abandons dans des zones désertiques proches de la frontière libyenne, sans eau ni nourriture.
Un virage politique en 2023
Pour Amnesty, l’année 2023 a marqué un tournant dans la politique migratoire tunisienne. En février 2023, le président Kais Saied avait tenu un discours accusant «les hordes de migrants subsahariens» de menacer la composition démographique du pays. Ces propos avaient provoqué une vague de violences racistes, d’expulsions et d’arrestations.
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L’organisation dit s’être entretenue avec une vingtaine de migrants noirs attaqués par des foules à Sfax, à Tunis ou à Sousse en février et mars 2023. Des vidéos circulant à l’époque montraient des scènes de lynchage, des descentes de police dans des logements de fortune et des transferts forcés vers le sud du pays.
Malgré les condamnations internationales, Tunis n’a pas infléchi sa ligne. Cette semaine encore, le ministre tunisien des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti, a affirmé que tous les migrants en situation irrégulière seraient rapatriés «dans le respect de la dignité humaine». Des propos que l’ONG juge purement formels.
Des complicités et un silence européen
Le rapport d’Amnesty s’en prend également à l’Union européenne, accusée de fermer les yeux sur ces abus en échange d’un contrôle renforcé des frontières. En juillet 2023, Bruxelles a signé avec Tunis un protocole d’accord sur la lutte contre l’immigration irrégulière, sans intégrer, selon l’ONG, «aucune garantie en matière de droits humains».
«Dans un effort cynique pour retenir les personnes réfugiées ou migrantes là où leurs vies et leurs droits sont en danger, l’Union européenne a réaffirmé son engagement en faveur de ce protocole dangereux», fustige Amnesty.
L’organisation estime que cet accord, présenté comme un «partenariat stratégique», revient à «externaliser la répression» en sous-traitant à la Tunisie la mission de bloquer les départs vers l’Europe. Les financements européens profiteraient directement aux forces de sécurité tunisiennes accusées de brutalités.
Une situation humanitaire alarmante
Selon plusieurs ONG locales, la situation dans le sud tunisien reste critique. Des centaines de migrants sont toujours bloqués entre la Tunisie et la Libye, dans des zones arides où les températures dépassent les 45°C. Des dizaines de morts ont été recensées depuis l’été 2023, sans qu’aucune enquête officielle n’ait été ouverte.
Amnesty appelle la communauté internationale à réagir, demandant la suspension de toute coopération sécuritaire avec Tunis tant qu’un mécanisme indépendant de surveillance des droits humains n’est pas mis en place. L’ONG insiste aussi sur la nécessité de créer des voies légales et sûres d’accès à l’asile, afin d’éviter que les migrants soient contraints à des traversées mortelles.
«La Tunisie, qui se veut carrefour de civilisation, est devenue un lieu de peur et de refoulement», conclut le rapport. «Et l’Europe, en préférant la fermeture à la protection, devient complice de ce drame.»












