À l’aube du 20ème siècle, la France s’empare définitivement de vastes étendues situées au sud de l’ancienne Régence d’Alger ottomane, baptisées par la suite les «Territoires du Sud» algériens. Cette zone englobait une partie du Sahara oriental marocain — Touât, Gourara, Tidikelt, Aïn Salah — où s’égrenaient plus de 300 ksours le long de la vallée de la Saoura, sur près de 600 kilomètres. Ces territoires furent conquis par l’armée française entre 1900 et 1901.
Les nouvelles terres ainsi annexées à l’Algérie française — et léguées à l’Algérie indépendante — comprenaient également l’ensemble de la région située au sud du Sahara oriental, là où convergeaient les routes caravanières menant vers le blad Soudan. Jadis placés sous l’autorité des sultans du Royaume chérifien, ces espaces furent intégrés, sous la domination coloniale, à la fédération de l’Afrique-Occidentale française (AOF), qui englobait notamment le Soudan français (l’actuel Mali). Ce sont précisément ces terres maliennes, accaparées par l’Algérie post-indépendance, qui retiennent aujourd’hui l’attention des observateurs.
La frontière entre ces deux ensembles fut d’abord fixée par le décret du 9 août 1901. Ce texte fondateur établissait les «Territoires du Sud» algériens et en déterminait la limite méridionale. Un document administratif français de l’époque, cité par le chercheur Pierre Boilley dans son ouvrage de référence «Les Touaregs Kel Adagh. Dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain» (1999, Éditions Karthala), éclaire la logique qui présida à ce tracé. Cette frontière avait été pensée de manière à rattacher à l’Algérie française les principales tribus touarègues — notamment les Ifoghas —, jugée plus à même de les «pacifier» et de les administrer.
Boilley rapporte les propos du commandant Cauvet dans son «Étude sur la frontière sud des Territoires du Sud» (1901): «Il serait politiquement judicieux de rattacher à l’Algérie la région des Ifoghas... Ces tribus, les plus importantes et les plus remuantes, une fois soumises, entraîneraient facilement la soumission des autres.»
L’ajustement de 1905: le rattachement de Tin Zaouatine à l’Algérie
Quatre ans plus tard, la France franchit un nouveau cap. Le décret du 2 juin 1905 modifie la frontière tracée en 1901 en annexant à l’Algérie une vaste portion de territoire jusque-là rattachée au Soudan français (AOF). Cette région comprend notamment la localité de Tin Zaouatine, aujourd’hui partagée entre les deux États. Le décret de 1905 constitue l’acte juridique colonial le plus déterminant pour comprendre les revendications maliennes contemporaines. Il révèle, de manière exemplaire, l’artificialité du découpage frontalier: à la frontière algéro-malienne coexistent en effet deux Tin Zaouatine — la Tin Zaouatine algérienne et la Tin Zaouatine malienne —, double incarnation d’une division imposée par la colonisation.

Les raisons avancées par l’administration française étaient multiples:
Logistique et sécurité: le contrôle de cette zone à partir du Nord (Algérie) était jugé plus aisé que depuis le Sud (Soudan français), en raison des difficultés de ravitaillement et de la mobilité des tribus touarègues.
Contrôle des axes caravaniers: la région était un carrefour important pour le commerce transsaharien, administré auparavant par le Royaume du Maroc, et que la France a décidé de rattacher à sa nouvelle province algérienne.
Une vision «ethnographique» coloniale: les administrateurs français estimaient que les tribus Kel Ahaggar (au Nord) et Kel Adagh (au Sud) avaient des liens qui justifiaient une administration unifiée depuis Alger.
Un télégramme officiel de l’époque, adressé par le gouverneur général de l’Algérie au ministre des Colonies françaises, conservé aux archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence, en témoigne: «La région de Tin Zaouatine relève naturellement de notre commandement d’Aïn-Sefra pour des questions de ravitaillement et de sécurité. Son rattachement au Soudan français créerait une enclave ingouvernable.»
Malgré quelques ajustements mineurs et des missions de délimitation sur le terrain, la frontière établie en 1905 est demeurée en vigueur jusqu’aux indépendances. Elle est devenue la frontière internationale entre la République du Mali, indépendante en 1960, et l’Algérie en 1962. Le principe de l’uti possidetis juris — «vous posséderez ce que vous possédiez déjà» —, adopté par l’Organisation de l’unité africaine (OUA), a consacré l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. En héritant des limites de l’Algérie française, l’Algérie a donc hérité de la ligne tracée en 1905. L’article 3 de la résolution de l’OUA sur les frontières stipule: «Les États membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance.» (Le Caire, 1964)
La superficie perdue par le Mali et ses richesses naturelles
La superficie des territoires maliens accaparés par l’Algérie s’élève à 120.000 km². Pour donner un ordre de grandeur, cela correspond approximativement à la superficie du Bénin (114.763 km²), de la Bulgarie (110.994 km²), de la Grèce (131.990 km²) ou… de l’ensemble des départements et territoires français d’outre-mer (122.887 km²). Cette vaste étendue se situe dans le sud-est de l’Algérie actuelle et n’inclut pas le Sahara oriental spolié au Maroc.
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Riche en ressources, cette région recouvre notamment la ceinture aurifère de l’Adrar des Ifoghas, prolongement des zones exploitées au Mali, à Kidal. Plusieurs sociétés minières internationales ont exprimé leur intérêt auprès du gouvernement algérien, mais celui-ci reste prudent, attendant que «la tempête malienne» se calme, conscient que l’exploitation ouvrirait une véritable boîte de Pandore sur ses frontières artificielles avec le Mali.
Uranium et hydrocarbures: des rapports géologiques, notamment celui de l’US Geological Survey (USGS) intitulé Mineral Resources Assessment of the Adrar des Ifoghas Region, Mali and Algeria (2010), soulignent le potentiel en uranium et en hydrocarbures. Bien que ces ressources ne soient pas encore exploitées, elles représentent un enjeu économique considérable. L’USGS note: «La région présente des indices significatifs d’or, d’uranium et de métaux de base. Les structures géologiques sont favorables à la présence de gisements de pétrole et de gaz non découverts.»
Eau fossile: la zone repose par ailleurs sur une partie du système aquifère du Sahara septentrional, immense réserve d’eau souterraine fossile, ressource vitale dans un environnement hyperaride pour le Mali.
L’importance économique de ces territoires est ainsi devenue un facteur central des tensions frontalières, dépassant largement les seules considérations historiques ou ethnographiques.
Les revendications maliennes pour récupérer ces territoires de 1960 à aujourd’hui
Dès son indépendance, le Mali a exprimé son mécontentement face à la frontière héritée de 1905. Ces revendications ont connu plusieurs phases, allant d’une diplomatie active à une rhétorique plus agressive ces dernières années. Dès 1961, le président Modibo Keïta a soulevé la question, contestant la légalité du décret de 1905 au motif qu’il avait été adopté unilatéralement par l’autorité coloniale d’Algérie française, au détriment de l’AOF, dont le Mali est l’héritier. Cette position a conduit, en 1963, à un conflit armé frontalier de basse intensité.
Sous la pression de l’OUA et à la suite du coup d’État de Moussa Traoré en 1968, les deux pays ont signé les Accords de Bamako en 1968 et 1970. Ces accords, ratifiés en 1983, ont abouti à la création d’une Commission mixte frontalière. Toutefois, l’Algérie et le Mali n’ont jamais réglé le fond du différend. Ils ont simplement «gelé» la question, en entérinant un statu quo de fait, sans délimitation précise ni nouvelle démarcation sur le terrain.
Cette situation explique aujourd’hui la prudence du régime militaire d’Alger dans l’exploitation des ressources pétrolières et minières de ce territoire contesté.
«La question de l’intégrité territoriale est non négociable. Nous discuterons avec tous nos voisins, y compris l’Algérie, pour garantir que nos frontières respectent notre héritage et notre histoire»
— Colonel-major Ismaël Wagué, ministre malien de la Réconciliation (2023)
La crise politique et sécuritaire qui éclate au Mali à partir de 2012 ravive de manière aiguë les tensions frontalières. L’effondrement de l’État dans le Nord met en lumière le rôle de l’Algérie en tant qu’acteur central dans l’appui fourni à des groupes terroristes opérant dans cette région stratégique. L’Algérie entend ainsi faire d’une pierre deux coups: consolider la confiscation des 120.000 km² contestés et profiter de la fragilité du Mali pour installer un proxy durable dans le septentrion malien.
Avec l’arrivée au pouvoir du colonel Assimi Goïta en 2020, Bamako adopte une ligne nationaliste et souverainiste d’une fermeté inédite. Les revendications territoriales refont alors surface, cette fois de manière explicite et offensive. Les autorités de transition, mais aussi des intellectuels et des médias maliens, multiplient les prises de position publiques.
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Le 15 juin 2023, le ministre malien de la Réconciliation, le colonel-major Ismaël Wagué, déclare à Bamako, dans des propos rapportés par l’AFP: «La question de l’intégrité territoriale est non négociable. Nous discuterons avec tous nos voisins, y compris l’Algérie, pour garantir que nos frontières respectent notre héritage et notre histoire.» Cette déclaration marque une inflexion claire de la politique malienne, plaçant la question frontalière au cœur de l’agenda national.
Dans le même temps, des plateformes médiatiques proches du pouvoir, telles que Malijet et Studio Tamani, diffusent régulièrement des cartes historiques du Mali intégrant les «Territoires du Nord». Des chercheurs maliens publient également des travaux rappelant la thèse du détournement territorial de 1905, alimentant ainsi une mémoire nationale de plus en plus revendicative.
Contexte actuel de la rupture: une bombe à retardement
La décision du gouvernement malien de dénoncer, en 2024, l’accord de paix de 2015 supervisé par l’Algérie, conjuguée à son rapprochement stratégique avec la Russie et aux accusations répétées d’ingérence d’Alger, a créé un terrain particulièrement fertile pour la réactivation du différend frontalier. Ce dossier n’est plus une simple réclamation historique: il est devenu un levier politique et stratégique dans une relation bilatérale en pleine décomposition.
Si les indépendances africaines et le principe de l’uti possidetis juris ont figé cette frontière, celle-ci n’a jamais été pleinement acceptée par le Mali. Aujourd’hui, la conjonction de trois dynamiques majeures — la crise sécuritaire au Sahel, la découverte de ressources minières exceptionnelles et l’émergence d’un nationalisme offensif à Bamako — a transformé un différend latent en une pomme de discorde active. Ce qui relevait hier de la diplomatie se mue de plus en plus en un bras de fer géopolitique: d’un côté, l’Algérie, gardienne d’un statu quo qui la favorise; de l’autre, le Mali, porteur d’un révisionnisme frontalier qu’il estime légitime.
Face à cette offensive, Alger adopte une posture défensive. Abdelmadjid Tebboune affirme publiquement qu’«il n’y a aucun litige» avec le Mali, occultant soigneusement la question des frontières et le rôle trouble joué par son pays dans le Nord malien. Ce silence n’est pas neutre: il masque une faiblesse stratégique et une crainte d’ouvrir la boîte de Pandore d’un héritage colonial bancal. Le différend frontalier algéro-malien, né dans les cartouches des fusils et les décrets unilatéraux de l’administration coloniale, entre ainsi dans une phase inédite, potentiellement explosive.
Le principe de l’uti possidetis, pensé comme une digue contre le chaos postcolonial, apparaît aujourd’hui comme le coffre-fort d’une spoliation territoriale. L’Algérie s’arc-boute sur un tracé conçu pour la domination, tandis que le Mali, porté par un nationalisme renaissant et de nouveaux soutiens extérieurs, brandit l’étendard de la restitution.
Les 120.000 km² contestés ne sont plus seulement une affaire de souveraineté ou de mémoire historique. Ils incarnent un rapport de forces mouvant au Sahel, où les alliances se redéfinissent et où les frontières deviennent des monnaies d’échange dans un jeu géopolitique complexe, transformant un héritage administratif en véritable bombe à retardement.
Tandis que Bamako durcit sa rhétorique et qu’Alger joue à l’autruche, la frontière de 1905 — tracée à la règle et à l’encre sur des cartes européennes — continue de diviser et va crescendo alimenter les tensions. L’épilogue de cette histoire n’est pas encore écrit. Il pourrait bien se jouer dans les sables de l’Adrar des Ifoghas, là où la mémoire longue des tribus croise les impératifs brutaux des États modernes et la voracité des appétits économiques. Ici, l’histoire n’est pas un vestige figé: elle est une faille vive, prête à s’ouvrir au premier coup de pioche dans un gisement d’or ou au premier incident frontalier.
Les frontières artificielles de 1905 n’ont pas fini de produire leurs ondes de choc.





