L’adoption, en Afrique subsaharienne, du principe d’intangibilité des frontières héritées du colonialisme en 1964, lors du Sommet du Caire, n’a pas épargné aux États de nombreux conflits frontaliers, révélant les limites de la «sacralisation» des lignes tracées subjectivement par les puissances européennes. Plus de soixante ans après, la réalité montre que le problème des frontières reste la cause centrale de l’instabilité et des violences inter- et intra-étatiques sur le continent: plus de 61% des guerres depuis 1963, selon le géographe Michel Foucher (in «Frontières africaines», Éditions CNRS, 2020), dominant largement l’agenda du Conseil de sécurité de l’ONU.
Car de très nombreux États africains ont continué à se quereller à propos de frontières mal définies ou contestées, transformant parfois ces tracés en véritables lignes de front. Entre 1960 et 2020, plusieurs guerres ou accrochages frontaliers éclatent, particulièrement dans deux zones sensibles: la bande sahélo-soudanaise et la Corne de l’Afrique, identifiées comme foyers de contestation de frontières les plus remarqués.
Au Maghreb, les revendications oubliées de Kadhafi
Commençons par le Maghreb. Si la guerre des Sables de 1963 et la bataille d’Amgala (janvier-février 1976) entre l’Algérie et le Maroc sont connues, on oublie souvent que la Tunisie a longtemps remis en cause l’intangibilité de ses frontières avec l’Algérie et la Libye entre 1956 et 1970.
La Libye de Kadhafi a également défié l’intangibilité des frontières de l’OUA: à partir de 1973, son armée occupe la bande d’Aouzou au nord du Tchad, revendiquant ce territoire sur une base historique et stratégique. Cette occupation a duré jusqu’en 1994, année où la Cour internationale de Justice (CIJ) a tranché en faveur du Tchad et ordonné la rétrocession de la bande d’Aouzou par la Libye. Kadhafi lui-même, paradoxalement, prônait l’unité africaine et la suppression des frontières (il rêvait des «États-Unis d’Afrique»), mais son acte au Tchad constituait une remise en cause unilatérale d’une frontière coloniale. Finalement, Tripoli s’est pliée à la décision internationale.
Dans la bande sahélo-soudanaise
Cette vaste région a vu de multiples conflits frontaliers entre États. L’un des plus connus est la série de différends entre le Mali et le Burkina Faso (ex-Haute-Volta) concernant la zone de l’Agacher. Ces deux pays, pourtant acquis au principe intangible, se sont affrontés militairement à deux reprises (1974 et 1985) à propos de la propriété de cette zone frontalière riche en ressources. Le conflit de 1985, surnommé la «guerre de Noël», a été bref, mais intense. Finalement, le Mali et le Burkina ont saisi la CIJ, qui a rendu un arrêt en 1986 partageant la zone litigieuse entre les deux (parité approximative).
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De même, le Burkina Faso a eu un contentieux frontalier avec le Bénin autour de la localité de Kourou/Koualou: faute d’accord, ils ont instauré une administration mixte temporaire de la zone en attendant l’arbitrage de la CIJ qui n’est pas encore tombé. Plus récemment, le Burkina et le Niger ont également porté en 2010 devant la CIJ un différend sur l’interprétation d’un arrêté colonial de 1927 fixant leur frontière commune; la CIJ a rendu en 2013 un arrêt délimitant précisément la frontière, qui a été mis en œuvre pacifiquement.
En Afrique de l’Ouest
Un conflit atypique a opposé le Sénégal et la Mauritanie en 1989: à la suite d’incidents entre éleveurs maures et agriculteurs sénégalais le long du fleuve Sénégal (frontière naturelle), les deux pays ont connu des violences interethniques et des expulsions réciproques de populations. Ce conflit sénégalo-mauritanien de 1989 a figé pour longtemps la frontière fluviale, devenue barrière entre Maures et Noirs (les Maures de Mauritanie ayant chassé des milliers de Toucouleurs/Wolofs vers le Sénégal). Ici, la frontière coloniale n’était pas contestée sur le papier, mais son rôle de séparation ethnique a été renforcé tragiquement.
En Afrique centrale
Un des principaux conflits frontaliers a concerné le Nigeria et le Cameroun autour de la péninsule de Bakassi, région marécageuse riche en pétrole. Dans les années 1990, des escarmouches militaires ont lieu (1994-1996) et une médiation africaine échoue. L’affaire est portée devant la CIJ qui, en octobre 2002, attribue Bakassi au Cameroun en se basant sur les accords coloniaux anglo-allemands. Le Nigeria finit par accepter ce jugement en 2006, évitant une guerre ouverte, mais avec ressentiment interne. Autre contentieux en Afrique centrale: Guinée équatoriale vs Gabon sur de petits îlots (Mbanié, Cocotier, Conga) en zone maritime frontalière, en litige depuis les années 1970. L’ONU a tenté une médiation sans succès, et le dossier est désormais aussi devant la CIJ.
De fait, plus de la moitié des affaires territoriales soumises à la CIJ depuis 1945 concernent l’Afrique– environ 57%–, signe que les différends frontaliers y sont légion malgré l’intangibilité proclamée. Nombre de ces conflits ont pu être résolus pacifiquement grâce à l’arbitrage juridique international, ce qui est en soi une victoire de l’esprit de dialogue, même si cela montre que les frontières coloniales n’étaient souvent pas clairement délimitées et ne sont toujours pas acceptées par tous.
En Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique
C’est probablement la région la plus explosive sur le plan des frontières, en particulier à cause de l’irrédentisme somalien. La Somalie indépendante (1960) a aussitôt revendiqué l’unification de tous les Somali dans un «Grand Somalie»– ce qui incluait des parties du Kenya (région de l’Ogaden) se soldant par une défaite somalienne en 1978. La Somalie a également contesté sa frontière avec le Kenya dans la région du Northern Frontier District (NFD) peuplée de Somalis: dès 1963-64, une insurrection (dite Shifta) éclate au NFD appuyée officieusement par Mogadiscio, mais Nairobi mate la rébellion en 1967.
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La Somalie a donc été un grand opposant pratique à l’intangibilité des frontières tracées par le colonialisme– refusant de reconnaître la validité des lignes établies par les colonisateurs britanniques et italiens qui ont séparé les populations somalies en cinq territoires (Somalie italienne, Somaliland britannique, Djibouti français, Ogaden éthiopien, NFD kényan). Un puzzle inadmissible pour la Somalie. Ces guerres de la Corne de l’Afrique n’en ont pas moins été parmi les plus violentes du continent (des dizaines de milliers de morts dans la guerre Ogaden 1977-78).
Plus au sud, mentionnons quelques conflits frontaliers ponctuels: par exemple, un litige lacustre entre la Tanzanie et le Malawi au sujet du lac Nyassa/Malawi (frontière sur l’eau) a provoqué des tensions entre 1964 et 1968. La Tanzanie a également affronté militairement l’Ouganda en 1978-79, lorsque Idi Amin a tenté d’annexer la région tanzanienne de Kagera au nord (invoquant des limites coloniales floues)– l’Ouganda a été vaincu et Kagera reprise.
En Afrique australe, un micro-conflit a opposé en 2008 l’Érythrée et le Djibouti à propos de leur frontière près de Bab el-Mandeb, là encore un reliquat d’une démarcation franco-italienne mal définie. Des accrochages armés ont eu lieu, jusqu’à une médiation du Qatar acceptée en 2010.
Sécessions et remises en cause internes des frontières coloniales
Outre les conflits entre pays, le principe d’intangibilité a été mis à l’épreuve par les mouvements sécessionnistes internes, c’est-à-dire des contestations venues de l’intérieur de certains États, cherchant à faire sécession et donc à créer de nouvelles frontières. L’histoire post-coloniale de l’Afrique est jalonnée de rébellions séparatistes, dont certaines ont dégénéré en guerres civiles sanglantes.
Dès les années 1960, on voit apparaître des velléités de sécession: en 1960, à peine la République démocratique du Congo (ex-Congo belge) est-elle indépendante que la riche province du Katanga fait sécession sous Moïse Tshombé. L’ONU intervient militairement pour empêcher l’éclatement du Congo, et le Katanga est réintégré de force en 1963. Au Congo toujours, d’autres sécessions ou rébellions régionales éclatent au Sud-Kasaï, au Kwilu, etc., dans la foulée de la crise katangaise. Ces troubles montrent la fragilité initiale de certains États multiethniques placés dans des frontières artificielles.
Le Nigeria, quant à lui, affronte en mai 1967 la sécession de sa région orientale majoritairement igbo, qui se proclame République du Biafra. Le gouvernement fédéral nigérian, soutenu diplomatiquement par l’OUA (qui adopte une position de non-ingérence favorable à l’unité du Nigeria), mène une guerre de trente mois pour vaincre le Biafra. La guerre du Biafra (1967-1970) cause entre 1 et 2 millions de morts (principalement du fait de la famine).
D’autres exemples de sécessions avortées incluent la tentative de l’État de Sanwi en Côte d’Ivoire. Le royaume Sanwi, communauté du sud-est de la Côte d’Ivoire, invoquant un traité de protectorat avec la France (1843), a revendiqué en 1960 puis 1969 son rattachement au Ghana voisin (où résident des populations Ewe apparentées). Houphouët-Boigny a sévèrement réprimé ces velléités (arrestations, exil des leaders), maintenant l’intégrité ivoirienne. Au Sénégal, depuis 1982, la région méridionale de Casamance est le théâtre d’une rébellion sécessionniste menée par le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC). Ce conflit, moins médiatisé, a fait des milliers de morts et déplacés. Un cessez-le-feu a été signé en 1993, mais la paix définitive n’est toujours pas acquise et le casamançais reste un foyer de tension alimenté par un sentiment d’isolement géographique (la Casamance est séparée du nord du Sénégal par la Gambie).
L’Afrique équatoriale a également été instable: outre le Congo déjà évoqué, on peut mentionner la sécession de l’île d’Anjouan aux Comores en 1997 (Anjouan fit sécession pour demander son rattachement à la France, avant de réintégrer l’Union des Comores en 2001 après une médiation internationale). En Angola, l’enclave de Cabinda (riche en pétrole) a connu un mouvement séparatiste de longue durée, sans succès (un statut d’autonomie a été négocié en 2006). Au Soudan, une guerre civile de plusieurs décennies oppose le Nord et le Sud, dès avant l’indépendance de 1956. L’OUA, attachée à l’intégrité du Soudan, n’a pas soutenu les rebelles sudistes, et pourtant c’est bien ce conflit qui aboutira plus tard à la partition du pays.
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Citons l’Érythrée: ce territoire avait une histoire particulière– colonie italienne jusqu’en 1941, puis placé sous tutelle éthiopienne (fédération) en 1952 avant d’être annexé en province par l’empereur d’Éthiopie en 1962. Les Érythréens ont mené une lutte armée d’indépendance pendant 30 ans. Elle obtient de se séparer de l’Éthiopie, mais la paix ne dure pas: dès 1998, une guerre frontalière éclate entre les deux sur la démarcation exacte de leur nouvelle frontière (autour de la localité de Badme). Ce conflit Éthiopie-Érythrée (1998-2000) fait près de 100.000 morts, démontrant que même en cas de sécession approuvée, les nouvelles frontières peuvent rester contestées. Une commission frontalière indépendante a attribué Badme à l’Érythrée en 2003, mais l’Éthiopie a rejeté ce tracé pendant des années. Ce n’est qu’en 2018 qu’un accord de paix a finalement entériné la frontière et rouvert les relations, après 20 ans de tensions post-séparation.
Enfin, d’autres entités autonomistes non reconnues méritent mention. Le Somaliland, par exemple, région nord de la Somalie correspondant à l’ex-colonie britannique, a proclamé son indépendance en 1991 après l’effondrement de la Somalie centrale. Le Somaliland argue qu’il retrouve les frontières coloniales qui étaient les siennes à l’indépendance (1960) avant l’union éphémère avec la Somalie italienne. Malgré une stabilité interne nettement supérieure au reste de la Somalie, le Somaliland n’est reconnu par aucun État à ce jour. La position officielle panafricaine reste de privilégier l’intégrité de la Somalie (qui pourtant n’exerce plus de contrôle sur Somaliland depuis 30 ans).
On voit ici la tension entre le principe intangible et le droit à la réussite d’un État de facto: le Somaliland est en quelque sorte victime du dogme, quand bien même ses frontières revendiquées sont exactement celles d’une ancienne colonie (le Somaliland britannique).







