Le déclin de la politique étrangère algérienne en Afrique

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueDe Boumediene à Bouteflika, l’Algérie a usé de bétonnières idéologiques et de «grains de sable» diplomatiques pour imposer la cause du Polisario en Afrique et au-delà. Mais les archives françaises dévoilent une vérité plus crue: le Sahara n’a jamais été qu’un prolongement artificiel de la rivalité maladive de l’Algérie avec Maroc.

Le 14/09/2025 à 09h01

Lorsque récemment Staffan de Mistura a déclaré que le conflit du Sahara marocain est une affaire qui concerne le Maroc et l’Algérie, il ne faisait que reprendre, à demi-mot, ce que les archives diplomatiques françaises attestent depuis près d’un demi-siècle. Les correspondances des ambassadeurs de France en poste à Alger, Rabat, Nouakchott ou Dakar révèlent qu’au-delà des discours officiels, le Sahara occidental a toujours été une question algérienne par excellence: celle d’un projet expansionniste habillé du séduisant, mais fallacieux intitulé de «politique globale». Or, à l’heure du bilan, un demi-siècle de manœuvres, de «forcing» diplomatique et de propagande a laissé à Alger l’image désolante de rêves de grandeur, transformés en cauchemar stratégique.

Les diplomates algériens ont toujours excellé dans l’art des procédures et des arcanes, mais ils ont ignoré les lois implacables du désert. Car le désert a de la mémoire: chaque rezzou lancé contre le Maroc y a laissé des traces indélébiles. Et ces empreintes, loin de s’effacer, ressurgissent dans les archives, témoins irréfutables des manœuvres d’hier et des responsabilités d’aujourd’hui.

La genèse d’une méthode: les «grains de sable»

Un document capital éclaire cette mécanique: le rapport confidentiel daté du 22 juillet 1976, intitulé «L’Algérie et l’Afrique», rédigé par l’ambassadeur de France à Alger, Guy de Commines, et adressé au ministre des Affaires étrangères, Jean Sauvagnargues. Ce texte constitue une radioscopie lucide de la diplomatie algérienne, qui se voulait progressiste, mais dont les méthodes trahissaient un néo-colonialisme dissimulé sous des atours révolutionnaires. De Commines notait avec une clarté prémonitoire:

«Quelle que soit l’importance qu’attache à l’unité africaine l’Algérie, celle-ci ne cherche pas à préserver cette unité à n’importe quel prix. L’essentiel est, pour elle, de répandre le progressisme partout où cela est possible, en usant de la persuasion auprès des gouvernements qui s’y prêtent et n’hésite pas, lorsqu’il n’y a pas d’autre voie, à forcer la main des intéressés.»¹

À partir de ce constat, la diplomatie algérienne s’est illustrée par une pratique systématique du «forcing» dans les instances internationales, et plus particulièrement au sein de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Les délégués algériens, d’une habileté redoutable dans la maîtrise des procédures, les utilisaient avec une persistance inflexible, quitte à irriter leurs homologues modérés. Comme le relevait encore De Commines:

«Ces procédés irritent souvent les pays modérés. Mais le climat des organisations internationales, de l’OUA tout particulièrement, est tel qu’il est difficile aux délégations de ces pays d’éviter de se laisser entraîner par le mouvement dominant et de voter en faveur de textes démagogiques.»

La stratégie reposait sur un arsenal invisible, celui des fameux «grains de sable»: relais, pressions, contreparties ou faveurs discrètement distribués pour réduire les résistances et neutraliser les velléités de contre-offensive. En privé, plusieurs diplomates africains confiaient leur exaspération, mais De Commines observait que «dans ce genre de réunions, le forcing est payant; d’autant plus qu’elle [l’Algérie] dispose d’un grand nombre de “grains de sable” de nature à limiter l’ampleur des contre-attaques des pays modérés.»

Ce mécanisme— tension, manœuvres de coulisses et usage méthodique d’obstacles— a rythmé toutes les grandes échéances du dossier saharien. C’est par ce biais qu’Alger passa progressivement du statut d’observateur à celui de «partie intéressée», puis à «partie concernée», avant d’imposer, à force de ténacité et d’entrisme, l’admission de la RASD au sein de l’OUA.

La bétonnière idéologique: machine de propagande

Si au Royaume l’on parlait du «caillou que Houari Boumediene a mis dans les chausses du Maroc», il conviendrait plutôt d’évoquer une bétonnière. Car la diplomatie algérienne fonctionnait comme une machine implacable, brassant à l’infini un mélange d’idéologie, de slogans anti-impérialistes et de relais médiatiques. L’objectif était double: séduire les régimes dits progressistes et intimider les modérés. De Commines décrivait sans détour le mécanisme de cette fabrique idéologique:

«Développé à satiété par les organes de presse locaux, par les revues telles Afrique-Asie, soutenues par l’Algérie ou par certains journalistes européens qui sympathisent avec le régime, repris non sans talent par les diplomates algériens, le scénario semble avoir fait des adeptes, notamment en Afrique, à en juger par les déclarations des responsables de pays divers.»

Mais une bétonnière, pour tourner, a besoin d’eau. Or, avec le temps, l’idéologie s’est desséchée, les slogans se sont érodés. Le spectre de «l’impérialisme» n’effraie plus, et la rhétorique de l’autodétermination s’est usée au point de sombrer dans la désuétude. L’Algérie elle-même, hier chantre de l’anti-impérialisme, a fini par convier sur son sol les «impérialistes» d’hier, Abdelmadjid Tebboune leur offrant ses richesses minières et gazières pour acheter leur silence sur le Sahara et différer le classement comme organisation terroriste qui pèse sur le Polisario. La bétonnière s’est grippée, et les fameux «grains de sable» se sont dispersés.

La politique algérienne envers les pays dits «modérés»

Dès l’origine, Alger s’efforça de contourner la Ligue arabe lorsqu’il s’agissait du Sahara marocain. Ses méthodes voyous, si efficaces dans les arènes africaines, n’avaient aucun écho à Djeddah, au Caire ou à Bagdad, où son discours paraissait sans prise. Guy de Commines rappelle qu’Abdelaziz Bouteflika martelait inlassablement cette ligne:

«Cette orientation africaine de la politique extérieure de l’Algérie explique la réaction spontanée de M. Bouteflika aux propos que lui tenait en avril dernier M. le Secrétaire d’État (français) sur la question du Sahara: celle-ci, précisa le ministre des Affaires étrangères, “est une affaire africaine, ce n’est pas une affaire arabe”.»

«La Côte-d’Ivoire et le Sénégal constituent pour leur part les prototypes des régimes africains que les Algériens rêvent de voir s’effondrer»

—  Guy de Commines, ambassadeur de France à Alger

Ainsi, dans la rhétorique algérienne, le Maroc fut d’emblée présenté comme un «envahisseur», bientôt rejoint dans ce rôle par le Sénégal, désigné par les théoriciens du Polisario comme un État animé de «visées impérialistes» sur la Mauritanie. Cette accusation fut relayée en juillet 1976 par l’ambassadeur de France à Alger vers Rabat, Nouakchott et Dakar, à travers un communiqué d’Ahmed Baba Miské. Alger savait dès lors que son offensive contre le Maroc ne pouvait prospérer qu’au sein d’un cadre africain, soigneusement façonné à sa mesure, où le Sahara constituait le dénominateur commun.

Les premiers assauts contre une citadelle imprenable: le Sénégal et la Tijâniyya

Le rapport confidentiel de Guy de Commines éclaire cette stratégie visant les régimes modérés. Sa formule est sans appel:

«La Côte-d’Ivoire et le Sénégal constituent pour leur part les prototypes des régimes africains que les Algériens rêvent de voir s’effondrer. L’importance attachée ici à l’affaire du Sahara n’en a pas moins conduit à les ménager, au moins pour un temps.»

Le Sénégal devint vite une cible privilégiée, attaquée avec constance et parfois virulence. Alger, se rêvant en championne d’une Afrique révolutionnaire, voyait dans la négritude de Léopold Sédar Senghor une tentative d’exclure l’Algérie des enceintes réservées à l’Afrique noire. Cet épisode raviva de vieilles polémiques: dès 1911, un Algérien avait contesté l’«africanité» des gens de Chinguetti, cherchant à écarter les pèlerins mauritaniens des biens habous de La Mecque et de Médine au prétexte qu’ils appartenaient à l’Afrique noire. Le saint patron tijani de Rabat, Sidi al-ʿArbi ben Sayeh, dénonça vigoureusement cette prétention dans son «Bughyat al-Mustafîd», rappelant l’identité maghrébine de ces communautés.

Or, la Tijâniyya, dont les zaouïas furent persécutées après l’indépendance de l’Algérie, attira bientôt ses convoitises. Alger chercha à mobiliser les maîtres tijanis de Tivaouane et de Kaolack pour briser le monopole marocain sur le pèlerinage des fidèles sénégalais vers le mausolée d’Ahmed al-Tijânî à Fès. Dès l’ère Chadli Benjdid, un basculement s’opéra: de l’anathème de Boumediene à la réhabilitation religieuse, l’État algérien envoya même en 1983 un avion privé pour rapatrier la dépouille d’un haut dignitaire de la branche nyassène de Kaolack, inhumé ensuite à ʿAyn-Mâdî.

Le but était limpide: renforcer le prestige de la zâwiyya algérienne pour contrecarrer l’influence spirituelle de Fès. Ce retour en grâce s’expliquait par la guerre civile qui avait ravagé le pays et par la volonté de redonner au champ politique une assise spirituelle. L’ère Bouteflika constitua l’apogée de cette instrumentalisation.

Mais de la Tijâniyya à la négritude, il n’y avait qu’un pas. En soutenant le Polisario, Abdelaziz Bouteflika effaça d’un revers la négritude de Senghor pour imposer une africanité recomposée, au service du séparatisme. L’Algérie chercha dès lors, par tous les moyens, à miner l’alliance entre le Maroc et le Sénégal. Chaque fois que Dakar affichait sa solidarité avec Rabat, la machine propagandiste d’Alger se mettait en branle: presse officielle en première ligne, attaques répétées contre la position sénégalaise et jusqu’à la personne même de son président.

La vision sénégalaise du conflit du Sahara (bien avant De Mistura)

Bien avant que Staffan de Mistura n’en formule le constat, Léopold Sédar Senghor avait perçu la nature bilatérale du conflit. Le 30 septembre 1975, soit un mois avant la Marche verte, il confia à l’ambassadeur de France à Dakar, Xavier de La Chevalerie, à la veille d’une visite à Alger son intention de convaincre Houari Boumediene de la nécessité d’une approche globale entre Rabat et Alger. Pour Senghor, le Sahara ne pouvait être qu’une pièce dans un règlement frontalier global entre les deux États, destiné à résorber leurs différends:

«(…) notamment en ce qui concerne l’avenir du Sahara espagnol [Algériens et Marocains].»²

Ainsi, bien avant les médiations internationales, l’Afrique modérée avait déjà identifié l’évidence: le conflit relevait d’abord et avant tout d’un face-à-face entre le Maroc et l’Algérie.

Quelques années plus tard, en 1979, la presse sénégalaise confirmait ce diagnostic. Le quotidien Le Soleil écrivait que «la lutte du peuple sahraoui» n’était rien d’autre qu’«une manifestation de la volonté hégémonique de l’Algérie dans la région». Cette prise de position valut au journal, et à Senghor lui-même, d’être violemment attaqués par l’organe officiel algérien Chaab, le 12 avril 1979, qui dénonça le Sénégal comme un pays inféodé à l’impérialisme. La presse d’État algérienne ne reculait devant aucune outrance pour discréditer les alliés du Maroc.

Cette vérité, occultée par la propagande algérienne et méconnue d’une large partie de l’opinion africaine, constitue l’une des clés profondes du conflit. Senghor le savait, mais Boumediene refusa toujours toute médiation sénégalaise, craignant qu’un débat frontalier global ne mette à nu des vérités trop dérangeantes.

Feu Hassan II, pour sa part, salua à maintes reprises le Sénégal et son président pour ce soutien indéfectible. Dans un télégramme adressé à Paris, l’ambassadeur de France à Dakar, Wibaux, notait le 30 novembre 1979 que Senghor avait été félicité par le souverain marocain, via son ministre des Affaires étrangères, Boucetta, «pour son soutien Permanent, Courageux et Sincère»³.

Déclin de la stratégie algérienne et isolement actuel

L’Algérie, fidèle à sa logique de déstabilisation, continua cependant d’actionner sa machine propagandiste, allant jusqu’à souhaiter la chute de ses adversaires et de leurs alliés. Après 1975, Alger devint pleinement protagoniste du conflit. Les archives en font foi: l’Algérie fut toujours en mouvement, toujours en action, jamais spectatrice. Comment croire, dès lors, qu’elle puisse redevenir un simple observateur d’un conflit qu’elle a elle-même transformé en affrontement bilatéral?

Aujourd’hui, elle se retrouve seule, face au miroir de ses propres manœuvres et de ses propres excès. La politique des «grains de sable», jadis arme redoutable dans les arènes africaines, a été balayée par les vents du désert. Là où elle croyait édifier une citadelle d’influence, elle n’aura laissé que des traces fugitives, bientôt effacées par l’usure du temps et la résistance tenace de ses adversaires.

(1) Rapport confidentiel daté du 22 juillet 1976 intitulé «L’Algérie et l’Afrique», rédigé par l’ambassadeur de France à Alger, Guy de Commines, et adressé au ministre des Affaires étrangères, Jean Sauvagnargues. Archives de La Courneuve, Maroc-Algérie Sahara occidental, 1976, Carton 943.

(2) Archives diplomatiques de Nantes, Ambassade de France à Rabat, 558PO/1/221.

(3) Archives diplomatiques de Nantes, Ambassade de France à Rabat, 558PO/1/221.

Par Jillali El Adnani
Le 14/09/2025 à 09h01