Un homme politique, surtout quand il est aux affaires, devrait peser ses mots au trébuchet d’or. Ce ne sont pas de simples vibrations de l'air qui apparaissent, flottent un instant puis s’évanouissent sans laisser de trace. Ses mots sont des actes qui ont des conséquences. Dommage que Manuel Valls n’ait pas tenu compte de cette sage vérité. Il aurait ainsi évité de parler de ‘guerre de civilisation’, comme il l’a fait il y a quelques jours.
Voici ce qu’il a déclaré : « Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c’est au fond une guerre de civilisation ». Il s’agit, bien sûr, de Daech et du terrorisme.Valls reprend à son compte une idée dangereuse, celle du ‘choc des civilisations’, idée développée par Samuel Huntington, entre autres, dans les années 90.
Les civilisations (occidentale, musulmane, chinoise, indienne...) seraient entrées en guerre après la chute du mur de Berlin, point d’orgue de la ‘Guerre froide’. La fin des idéologies (en l’occurrence le communisme) laissait le champ libre à un autre type d’affrontement, dont les raisons profondes se trouvaient au cœur-même des civilisations. Cette vision essentialiste de l’Histoire tombait à pic pour le Pentagone. Après la disparition de l’Union soviétique, des voix s’étaient élevées pour réclamer la réduction du budget hypertrophié de l’armée américaine. Mais, rétorquèrent les faucons, galonnés ou non, il n’est pas question de baisser la garde : la guerre des civilisations vient d’éclater… George W. Bush reprit à son compte cette idée qui avait l’avantage d’être simple, donc de ne pas trop fatiguer son cerveau de colibri. Les néo-conservateurs américains et leurs clones européens s’en firent un article de foi, c’est le cas de le dire, avec les résultats calamiteux que l’on sait, en Irak et en Afghanistan.
Pourquoi cette idée est-elle fausse ? Parce qu’elle suppose que des valeurs comme la démocratie, l’émancipation de l’individu (en particulier des femmes), la tolérance et la pluralité, la liberté de conscience, la résolution pacifique des conflits, etc. caractérisent la civilisation européenne (et son appendice américain) et que c’est cela que les autres civilisations combattent et veulent détruire.
Or, ces valeurs ne sont pas, historiquement, liées à une civilisation donnée. Il n’y a pas si longtemps, le fascisme était l’idéologie officielle de l’Italie, le nazisme régnait sur la moitié de l’Europe, Franco garrottait à son aise ses opposants et Staline déportait des peuples entiers… Valls a-t-il oublié son cours d’Histoire contemporaine ?
(Et on ne remontera pas plus loin, on n’évoquera pas les pogromes récurrents, l’Inquisition, l’absolutisme de Louis XIV, le « bon plaisir » de François 1er, la « question », c’est-à-dire la torture, et ce concile de l’Eglise où on se demanda gravement si la femme avait eu une âme – comme on se demandera, pendant la fameuse ‘controverse de Valladolid’, si les Indiens ont une âme et si c’est un péché de les massacrer…)
Les actes et l’idéologie de Daech sont abjects, ignobles, indéfendables. Il faut combattre cette horreur par tous les moyens. Mais c’est faire trop d’honneur à Daech que de placer ce combat dans le cadre d’une guerre des civilisations. Quelle « civilisation » ces assassins représentent-ils ? Valls pourrait-il nous éclairer sur ce point ?
Espérons que cette phrase malheureuse n’a été qu’un lapsus. La démocratie, le pluralisme, le respect de la personne, la liberté sous toutes ses formes sont des valeurs universelles. C’est tous ensemble qu’il faut nous battre pour qu’elles triomphent.