Où va l’Algérie? La question mérite plus que jamais d’être posée, face au Hirak qui vient de faire une démonstration de force qui a généré une panique à tous les étages dans le régime algérien. Avec les manifestations massives des 19, 22 et 26 février, le Hirak a clairement affiché sa détermination à aller jusqu’au bout de son objectif principal: instaurer un Etat civil et démocratique, où les militaires reviendront à leur rôle naturel de défense des frontières du pays.
Face à un peuple qui appelle massivement à jeter les généraux à la poubelle, ces derniers répondent en réactualisant leur "logiciel de 1991", celui de la décennie noire, dans une tentative désespérée de discréditer le Hirak avec l’argument farfelu que ce sont les islamistes qui tirent ses ficelles.
Pour ce faire, la nomenklatura militaire agite l’éventualité d’un nouveau bain de sang dans le pays, en distillant, à travers les médias publics et autres porte-voix à sa solde, une propagande insidieuse selon laquelle des liens étroits existeraient entre le Hirak et le terrorisme. Un remake de la décennie noire serait imminent, selon les directives données ici et là, en vue d’endiguer la déferlante du Hirak.
Vendredi dernier, lors de la couverture médiatique des manifestations dans la capitale algérienne, une commentatrice de la télévision d’Etat (ENTV) n’a pas hésité à établir un parallèle entre le Hirak et la décennie noire.
Elle a ainsi affirmé que les manifestants "se sont démultipliés juste après la prière du vendredi pour converger vers la place de la Grande Poste et la rue Mourad Didouche au centre d’Alger, alors que bon nombre d’entre eux scandaient des slogans rappelant ceux du début des années 90, qui avaient conduit à la mort de 200.000 Algériens".
Pourtant, aucun des slogans scandés aujourd’hui par les militants du Hirak ne rassemble, ni de près, ni de loin, à ceux du Front islamique de salut (FIS), proférés après le coup d’Etat militaire contre le processus électoral en Algérie en 1991. Il n’y avait, à l’époque, ni le slogan phare d’aujourd’hui, "Un Etat civil et non militaire", ni "Les généraux à la poubelle", ni "Y'en a marre, y'en a marre, y'en a marre des généraux" et encore moins "Tebboune l’usurpateur a été placé par les militaires". D’ailleurs, les mêmes slogans qui visent les généraux ont été criés durant le premier Hirak, antérieur à la crise sanitaire.Cette assimilation fallacieuse entre contestation populaire et islamisme a non seulement outré la majorité des Algériens qui l’ont dénoncée à grande échelle sur les réseaux sociaux, mais aussi certains partis politiques locaux.
Dimanche 28 février, le Parti des travailleurs (PT), dirigé par l’opposante Louisa Hanoune, a vivement protesté contre ce qu’il qualifie de "propagande médiatique hideuse du pouvoir contre le Hirak". Selon Louisa Hanoune, "le pouvoir en place utilise une propagande hideuse jamais vue même au temps du parti unique au sommet de sa puissance…", dénonçant ainsi l’instrumentalisation de la religion à des fins de "manœuvres dangereuses qui ouvrent la voie à de graves dérapages".
Certains médias sont même allés jusqu’à accuser le mouvement d’opposition "Rachad", dont la plupart des chefs vivent en exil, d’être le nouveau FIS qui noyaute le Hirak et qui s’en prend aux imams pro-régime, comme celui qui a été chassé, vendredi dernier, par les fidèles dans une mosquée de Bab El Oued.
Lire aussi : Le régime algérien souffle sur les braises du terrorisme pour tétaniser le peuple
Pourtant, le Hirak a, dès son déclenchement, affiché son caractère pacifique, veillant à éviter toute réédition de la décennie noire (1991-2002), où il a été prouvé plus tard que ce sont les généraux algériens, et particulièrement le trio Khaled Nezzar, Mohamed Médiène dit Toufik, et Mohamed Lamari (mort en 2012), qui en étaient les instigateurs.
Anticipant le fait qu’il allait être inévitablement discrédité et accusé de tous les maux, le Hirak s’est vite prémuni contre la propagande du régime à travers le tout premier slogan dont il ne s’est jamais départi: "Selmia, selmia" ("pacifique, pacifique").
Cela n’a pas empêché des porte-voix médiatiques à la solde du régime vert-kaki d’affirmer que ce qui se passe aujourd’hui en Algérie avec le Hirak ressemble comme deux gouttes d’eau à l’atmosphère qui prévalait en 1991, avec les islamistes du FIS. En vue de légitimer l’inévitable démission forcée de Abdelmadjid Tebboune, les mégaphones des généraux établissent un parallèle entre l’actuel président et le défunt Chadli Bendjedid, le successeur de Houari Boumédiène, "démissionné" par les généraux en janvier 1992, après 18 ans au pouvoir. Surtout que Abdelmadjid Tebboune a été élu grâce au général Ahmed Gaïd Salah, dont tous les proches ont été mis à l’écart par le clan actuel des généraux aux manettes.
Toujours dans le concert de cette bronca médiatique visant à discréditer le Hirak, le quotidien Al Moudjahid a sorti une attaque en règle contre le slogan-phare des hirakistes. Pour ce faire, la Pravda algérienne s’est référée à Samir Bouakouir, présenté comme un conseiller de l’actuel patron du Front des forces socialistes, le parti historique de l’opposition au régime militaire en Algérie, créé par le non moins leader historique, feu Houcine Aït Ahmed.
Ce conseiller du FFS a ainsi écrit que "Dawla madania machi askaria ["un Etat civil et non pas Etat militaire", Ndlr] n'est pas une inspiration" du parti de Houcine Aït Ahmed, mais que "l’escroquerie majeure réside dans son assimilation [par le Hirak, Ndlr] avec les résolutions du congrès [du FFS, Ndlr], à savoir la primauté du politique sur le militaire".
Or, selon El Moudjahid, l’idéologie du FFS "ne postulait en aucune manière l’éloignement du militaire du processus décisionnel politique", ce qui est bien évidemment un autre mensonge, mais cela a au moins le mérite d’insinuer sans équivoque que le pouvoir en Algérie doit rester entre les mains des militaires.
Lire aussi : Vidéos. Reprise du Hirak: les généraux algériens dans l’œil du cyclone
La réactualisation de l’épouvantail de la décennie noire et de la menace islamiste prouve l’immobilisme d’un régime en panne d’idées. Même pour discréditer le Hirak, les pontes du régime réchauffent une recette qui date de 30 ans. Cela apporte une preuve supplémentaire de l’impéritie des gérontocrates cramponnés au pouvoir. Ils ne doutent même pas de l’inefficience totale, voire du ridicule, de leur recette. A la veille de la célébration du deuxième anniversaire du Hirak, le régime a essayé de faire peur aux manifestants en exhibant à la télévision un "terroriste repenti", portant le nom d’Abou Dahdah.
Le témoignage farfelu d’Abou Dahdah a fait le buzz sur les réseaux sociaux, générant une hilarité collective. Les Algériens ont redoublé d’inventivité pour couvrir de quolibets un pouvoir incompétent.
Le Hirak va probablement réserver à l’épouvantail islamiste le même sort qu’à Abou Dahdah. La trouvaille de la terreur islamiste marque une rupture radicale entre un peuple jeune, dynamique, porté vers l’avenir, et un pouvoir immobile, enraciné dans des schèmes datant d’avant la chute du mur de Berlin. Il reste à savoir jusqu’où peuvent aller les militaires pour se maintenir au pouvoir. La menace de la décennie noire montre que les généraux algériens n’écartent pas l’hypothèse d’un bain de sang.