Il a quitté l’Algérie en fugitif, il y revient avec les honneurs. Alors que les Algériens attendaient le retour du président Abdelmadjid Tebboune, qui affirme être en convalecence après sa grave maladie, ce fut l’ancien général Khaled Nezzar, en fuite depuis une année et demie en Espagne, qui a débarqué le 11 décembre dernier à l’aéroport militaire de Boufarik, à bord d’un jet de la présidence algérienne. Après avoir passé en revue un alignement de hauts gradés algériens venus l’accueillir sur le tarmac, et avant même de rejoindre son domicile, Khaled Nezzar est allé directement narguer les juges de son pays. Ainsi, il serait passé successivement au tribunal militaire de Blida pour «déchirer» et fouler aux pieds les documents de sa condamnation à 20 ans de prison par contumace, puis au tribunal de Sidi M’Hamed pour réduire à néant sa condamnation pour blanchiment d’argent, assortie d’un mandat d’arrêt international lancé contre lui.
Même si ce retour de l’ancien ministre algérien de la Défense et ancien chef d’état-major de l’armée n’a pas été annoncé officiellement, certains médias algériens ont confirmé la présence de Khaled Nezzar chez lui, à son domicile d'Alger. Ce retour aurait-il été la cause de l’apparition surprise deAbdelmadjid Tebboune sur Twitter, le 13 décembre dernier? En tout cas, muni d’un passeport diplomatique fraîchement établi, Nezzar a atterri à Alger 48 heures seulement avant la sortie médiatique de Tebboune, qui venait de passer 59 jours d’éclipse totale de toute manifestation publique.
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Mohamed Mediène, dit Toufik, aurait lui aussi quitté la prison depuis plusieurs mois pour rejoindre son domicile, avec un détour par une villa-clinique militaire d’Alger, où il aurait subi, ces dernières semaines, une opération chirurgicale, selon les dires de son avocat. Mieux encore, une révision de son procès en janvier prochain indique qu’il sera définitivement blanchi avec l'ensemble de ses compagnons de cellule, dont un certain... Saïd Bouteflika, peut-être aussi le général Tartag ainsi que la bouillante secrétaire générale du Parti des Travailleurs, Louisa Hanoune, dont on ne sait d’ailleurs pas comment elle a pu se retrouver au beau milieu de ce quatuor.
Une chose est sûre: la réhabilitation du tandem Nezzar-Toufik est le signe d’une crise profonde que traverse l'Algérie. «Les hommes actuellement aux commandes ont montré leur incapacité à faire face aux graves crises que traverse le pays. La débâcle diplomatique de l’Algérie, notamment avec la sécurisation du passage frontalier entre le Maroc et la Mauritanie à El Guerguerat, la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental par les Etats-Unis d’Amérique et la normalisation des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv ont apporté la preuve d’une déliquescence du renseignement algérien et d’une paralysie à anticiper des changements géostratégiques qui affaiblissent et isolent l’Algérie», commente une source diplomatique à Alger, qui a requis l’anonymat. Et d’ajouter: «le régime algérien, qui a traîné dans la boue des hommes d’Etat comme l’ancien premier ministre, Ahmed Ouyahia, cherche aujourd’hui à réhabiliter la profondeur de l’Etat en rappelant et en restaurant l’honneur de ceux qui ont été naguère honnis».
Est-ce que cela va suffire pour recoller les pièces? «Compte tenu de l’âge très avancé des deux généraux rappelés et de la casse profonde, c’est davantage sur le plan symbolique qu’il convient d’interpréter cette réhabilitation plutôt que sur le plan d’une participation à la gestion des affaires que ceux en place ne permettront pas de toute façon», conclut notre source.
«De la casse», il y en a eu, en effet. Khaled Nezzar avait appelé dans une vidéo, postée sur YouTube, le 9 août 2019, l’armée algérienne à faire un putsh contre le pouvoir en place, provoquant une rupture de la connexion Internet dans l'ensemble du pays, qui aura duré quatre longues heures.
Quant au général Toufik, qu’on appelait naguère «rab dzayer» («le dieu de l’Algérie») a subi lors de son incarcération des humiliations telles, que sa famille a lancé une pétition au mois d’avril dernier, pour demander «la libération du détenu politique et d’opinion le général de corps d’armée à la retraite et ancien moudjahid Mohamed Mediène, connu sous le nom de général Toufik, âgé de 79 ans, qui a été injustement condamné à 15 ans de prison par la justice militaire pour avoir répondu à une invitation afin de donner son avis sur la situation de crise politique que traversait le pays». Passer de «rab dzayer» au qualificatif nettement moins flatteur de «détenu politique et d’opinion», cela fait légèrement désordre...
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Aujourd’hui, la réhabilitation de ces deux figures vise à donner l’illusion d’«un front interne» et surtout à restaurer la profondeur de l’Etat. Cette décision est néanmoins tardive, parce que les deux hommes ont montré qu’ils sont capables de se lancer dans une périlleuse politique de la terre brûlée, afin de sauver leur peau.
Les luttes interminables au sein de l’armée algérienne ont d'ailleurs rendu la «grande muette» exsangue, mettant à l’écart, par un jeu d’alliances et d’influence, de nombreux officiers.
Conscient de la grave crise que traverse l’armée algérienne, l’état-major a rappelé à leurs postes plusieurs officiers supérieurs de la Gendarmerie nationale, de l’ANP et de la Garde républicaine, qui ont été mis d’office à la retraite. Certains de ces officiers supérieurs ont même bénéficié de la promotion au grade. Si ce rappel de profils mis à la retraite a suscité des échos positifs au sein de l’armée algérienne, il n’en demeure pas moins que les tensions sont désormais vives, et que les décisions et l’autorité de Saïd Chengriha, chef de l’état-major, sont contestées.
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En effet, le mode de gestion de Saïd Chengriha est ouvertement contesté par le général-major Amar Athamnia, commandant des forces terrestres. Le plus haut gradé de l’armée algérien, le général Benali Benali, patron de la Garde républicaine, fort de ses 12.500 hommes des forces spéciales quadrillant la capitale, n'a d'ailleurs pas hésité à bouder les réunions organisées début décembre par les hauts gradés de l’armée algérienne, autour de Chengriha.
C’est dans ce climat délétère au sein de l’armée algérienne que sont réhabilités ces deux dinosaures, Toufik (80 ans) et Nezzar (83 ans). Mais ils reviennent dans quel état? Exsangues, certes, après les inimaginables épreuves qu’ils ont subies, suite à la purge et à la vindicte qui avaient été lancées par feu Ahmed Gaïd Salah. Leur réhabilitation apporte la preuve des errements et d’un repentir fugace du régime algérien, qui n'hésite plus à traîner les siens dans la boue.
Une photographie choquante d’Ahmed Ouyahia, apparu menotté, encerclé par une dizaine de gendarmes à l’enterrement de son frère, a agi comme un miroir qui a renvoyé à l’Algérie l’image d’un pays qui souffre d'un défaut de profondeur de l’Etat. Ce manque, celui d’une profondeur de l'Etat, est toutefois structurel en Algérie. Le fait de rappeler Nezzar ou Toufik n’y changera rien.