La diffusion, mardi 26 mai dernier, du documentaire «Algérie, mon amour», sur France 5, et la rediffusion d’«Algérie, les promesses de l’aube», par la chaîne parlementaire française LCP, sont à l’origine du rappel de l’ambassadeur d'Alger à Paris, Salah Lebdioui. «L’Algérie a décidé de rappeler immédiatement en consultation son ambassadeur en France», a annoncé, dès le lendemain, mercredi 27 mai, dans la soirée, un communiqué du ministère algérien des Affaires étrangères.
Qu’est-ce qui peut expliquer la réaction algérienne, jugée disproportionnée par de nombreux observateurs? Cela fait un quart de siècle que l’Algérie n’avait pas rappelé son ambassadeur en France. Il faut remonter à 1995 pour trouver une situation similaire: l’ambassadeur d’Algérie en France de l’époque, Hocine Djoudi, avait été rappelé sur fond de tensions diplomatiques exacerbées par le putsch militaire contre les urnes qui avaient porté, en 1991, les islamistes du FIS au pouvoir. L’annulation de ces élections avait été alors qualifiée par l’ancien président de la République française, François Mitterrand, «d’acte anormal».
Quatre ans plus tard, en 1995, une proposition de ce même François Mitterrand d’organiser une conférence européenne sur «la crise algérienne» a provoqué une nouvelle crise ouverte entre Alger et Paris. Ayant qualifié la proposition de Mitterrand «d’ingérence dans les affaires intérieures de l’Algérie», Alger avait de nouveau rappelé son ambassadeur de l’époque en poste à Paris.
Ce petit rappel des faits, qui remontent à 25 ans, permet de mesurer le caractère grave et exceptionnel du communiqué, datée du 27 mai 2020, du ministère algérien des Affaires étrangères. Il y a un quart de siècle, ce qui était qualifié d’ingérence française dans les affaires intérieures algériennes pouvait se justifier par une crise très grave et une guerre civile, qualifiée de «décennie noire», qui allait faire 200.000 morts, mais aujourd’hui qu’est-ce qui peut bien expliquer qu’Alger sorte l’arme la plus lourde, en matière de différend diplomatique?
Des indicateurs, présents dans le communiqué du département dirigé par Sabri Boukadoum, permettent de trouver des éléments de réponse.
L’armée algérienne est une ligne rouge
Le ministère algérien des Affaires étrangères a réagi à la diffusion des documentaires télévisés sur le Hirak, considérés comme «des attaques contre le peuple algérien et ses institutions, dont l'ANP (l’Armée nationale populaire, Ndlr) et sa composante, la digne héritière de l’Armée de libération nationale (ALN)».
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Une seule institution est citée dans ce communiqué: l’armée algérienne. Si les documentaires ont provoqué une réaction aussi vive, c’est que l’un des slogans favoris du Hirak est : «un Etat civil, pas un Etat militaire», ou encore «les généraux à la poubelle, l’Algérie aura son indépendance». Dès lors, il faut suivre le fil de l’ANP pour arriver à la partie instigatrice de ce communiqué au ton martial. A travers ce communiqué, l’état-major dirigé par le général Saïd Chengriha, le nouvel homme fort du pays, a voulu envoyer deux messages.
Le premier consiste à montrer que l’armée algérienne est une ligne rouge, et que toute personne qui oublie le caractère infranchissable de cette ligne s’expose à une riposte qui outrepasse les us diplomatiques.
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Le deuxième messageest destiné aux militants du Hirak. L’armée algérienne fait face à une crise inédite, avec des purges ininterrompues de hauts gradés. Le tintamarre provoqué par la grande muette témoigne de l’incapacité de cette institution militaire à mettre de l’ordre dans ses rangs. Cette agitation dans l’armée, ainsi que les dissensions criantes entre les différentes factions et la longue séquence des décapitations dans le rang de hauts gradés, pousse le véritable détenteur du pouvoir en Algérie à sortir du bois. L’armée ne tolèrera plus que la rue brandisse des slogans qui lui sont hostiles. Tel est l’autre message signifié par le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France.
Les deux complexes de l’Algérie
Dans un intervalle de 100 jours, l’Algérie a rappelé deux ambassadeurs. Le 20 février 2020, un communiqué du ministère algérien des Affaires étrangères annonçait que «l’Algérie a décidé de rappeler son ambassadeur en Côte d’Ivoire pour consultations», à cause de l’ouverture par Abidjan d’un consulat dans la capitale des Provinces du Sud, Laâyoune.
Le 27 mai 2020, Alger fait rentrer au pays son ambassadeur en poste à Paris. Ce n’est pas un hasard si les deux ambassadeurs rappelés par l’Algérie depuis la nomination d’Abdelmadjid Tebboune au poste de président soient liés respectivement à un différend avec le Maroc et la France.
La France et le Maroc sont les deux marqueurs qui identifient la politique étrangère et les relations internationales de l’Algérie. Ces deux marqueurs peuvent s’émousser par moments, mais ne disparaissent jamais. Ces deux marqueurs sont d’autant plus vifs en ce moment que le régime algérien semble nostalgique du «Boumédiennisme», basé sur le mythe d’une Algérie intraitable et excessive dans sa riposte à tout affront. La fibre boumédienniste va d'ailleurs de plus en plus apparaître dans les relations internationales du régime, mais peser aussi avec une chape de plomb sur le Hirak dont les militants seront ouvertement opprimés. L’ancien ministre algérien de l’Intérieur, Salah Eddine Dahmoune, avait déjà ouvert le feu sur les militants du Hirak, en décembre 2019, avec des termes qui sont d’une actualité brûlante.
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«Aujourd'hui, il subsiste une pensée colonialiste qui utilise une partie des Algériens ou plutôt pseudo-Algériens, des traîtres, des mercenaires, des homosexuels. Nous les connaissons. Ces derniers se sont rangés derrière ces gens-là. Ils ne sont pas avec nous et nous ne sommes pas avec eux», avait alors déclaré Salah Eddine Dahmoune, qui venait d’être nommé ministre de l’Intérieur par Abdelmadjid Tebboune. Le champ lexical de la déclaration de Dahmoune domine aujourd’hui autant dans les réseaux sociaux, les médias que dans le communiqué du ministère algérien des Affaires étrangères qui annonce le rappel de l’ambassadeur.
En parlant de «certains milieux qui ne souhaitent pas l’avènement de relations apaisées entre l’Algérie et la France, après 58 ans d’indépendance», le communiqué fait référence à cette «même pensée colonialiste», dénoncée par Salah Eddine Dahmoune. D’ailleurs, les médias algériens aux ordres ont multiplié les sujets sur les crimes du colonialisme.
Rien qu’entre samedi 30 et ce dimanche 31 mai, l’APS, l'agence de presse officielle de l’Etat algérien, a diffusé plusieurs dépêches sur les «crimes coloniaux»: «Le centre de torture de Touggourt: une des sombres pages de la présence coloniale française», «Illizi: Fort Polignac, témoin matériel de la cruauté du colonialisme français», «Des films documentaires consignent les crimes coloniaux dans les camps de concentration et les centres de torture», «Révolution algérienne : les offensives du 20 août 1955, un acte sauvagement réprimé dans le sang (Historiens)»…
Visiblement, le mot d’ordre a été donné à Alger pour raviver la face sombre du colonialisme et embarrasser la France avec un héritage mal assumé.
A la France, les démons du passé; au Maroc, l’épouvantail de l’avenir
Certes, la France a commis des crimes abominables lors de la colonisation de l’Algérie, mais elle a aussi laissé des dividendes dont ce pays continue de profiter aujourd’hui, au grand dam de ses voisins frontaliers, dont le Maroc. La France n’a jamais considéré l’Algérie comme une colonie, mais comme son extension au sud de la Méditerranée. Les autochtones algériens étaient considérés comme des sujets français, dès 1834. Et le territoire algérien, rendu de plus en plus vaste grâce aux conquêtes militaires françaises, se composait de départements français portant le nom du département d’Alger, département d’Oran, département de Constantine…
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L’Algérie française a laissé à l’Algérie algérienne un large territoire de 2.381.741 km2. Tout au long de sa présence sur le territoire algérien, la France l’a étendu, n’hésitant pas à y annexer des villes et régions appartenant à d’autres pays. C’est ainsi que la ville de Tindouf a été arrachée au Maroc en 1934 par un colonel qui se trouvait sous les ordres du général Giraud.
Dans cette même Tindouf, qui a été depuis des temps immémoriaux une ville marocaine, l’Algérie accueille les séparatistes du Polisario.
Ce retour constant de l’Algérie postcoloniale vers l’Histoire dans sa relation avec la France s’accompagne d’un complexe de l’Histoire quand il s’agit du Maroc. A l’un, on rappelle le passé. A l’autre, on projette un avenir sous forme d’un épouvantail avec un Maroc amputé de son Sahara.
La réaction de la France
La réaction officielle de la France au rappel de son ambassadeur est en quelque sorte entendue: «l’ensemble des médias jouissent d’une complète indépendance rédactionnelle qui est protégée par la loi en France», a affirmé, jeudi 28 mai 2020, la porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Agnès von der Mühll.
Cette réponse, consistant à signifier que les régimes autoritaires ne comprennent pas que les médias sont indépendants du pouvoir politique dans les pays démocratiques, est convenue. C’est en quelque sorte la réaction ouverte. Comment sera la réaction de fond de la France au retour de l’ambassadeur d’Algérie vers son pays? Comment va-t-elle réagir à cette campagne orchestrée par Alger contre les crimes du colonialisme?
Un inventaire, par exemple, de tous les territoires spoliés par l’Algérie française aux pays voisins viendra rappeler au régime d’Alger qu’il est préférable de ne pas invoquer avec hystérie les démons du passé.