Algérie: après avoir préparé le terrain à l'incarcération des enfants de Gaïd Salah, le pouvoir fait volte-face

Accolade entre Abdelmadjid Tebboune et les fils de Gaïd Salah, lors des funérailles de ce dernier.

Accolade entre Abdelmadjid Tebboune et les fils de Gaïd Salah, lors des funérailles de ce dernier. . DR

L’affaire des fils de feu Ahmed Gaïd Salah vient de connaître un rebondissement inattendu. Alors qu'on s’attendait à leur emprisonnement imminent, ce sont leurs accusateurs qui sont aujourd’hui poursuivis par la justice. Une volte-face qui s’explique par la volonté de protéger d’autres «fils de».

Le 07/09/2020 à 14h16

Quel coup de théâtre! Hier, samedi 5 septembre, la famille du général défunt Ahmed Gaïd Salah, ancien vice-ministre de la Défense et ancien chef d’état-major de l’armée algérienne, a porté plainte pour diffamation contre le journal «El Watan», également accusé de «porter atteinte à la mémoire du défunt» général et à «l’image de l’Armée nationale populaire», selon les médias algériens.

L’information de la plainte a été vite reprise et relayée par de nombreux médias à la solde du clan présidentiel ou des généraux, ce qui constitue en soi un signal très fort en faveur du nouveau statut d’intouchables, reconquis par les enfants du défunt Gaïd Salah.

La levée de boucliers contre le quotidien «El Watan» fait suite à une enquête parue lundi dernier sous ce titre: «Les enfants de Gaïd Salah détenteurs de nombreux biens: les détails d’une fortune à l’ombre du général», avec comme illustration la photo d’Ahmed Gaïd Salah avec tous ses atours de général en chef de l’armée algérienne.

La plainte a été immédiatement «acceptée par le tribunal territorialement compétent», celui de Sidi M’Hamed à Alger. Ce qui signifie que le nouveau pouvoir a donné instruction pour que cette plainte soit reçue et que l’on se dirige vers un procès contre «El Watan», dont le directeur de publication, Tayeb Belghiche, a déjà annoncé la couleur, ce vendredi. Selon lui, depuis mardi dernier, c’est à dire dès le lendemain de la publication de l’enquête visant les fils de Gaïd Salah, aucune publicité publique n’a plus été attribuée à son journal.

Pourtant, il y a tout juste quelques semaines, «El Watan» avait le vent en poupe car il avait été le média de prédilection qu’avaient choisi les «sources» du pouvoir en vue de resserrer l’étau sur les fils de Gaïd Salah, en prélude à leur incarcération. Le quotidien est même allé jusqu’à révéler que «les services de sécurité enquêtaient sur l’origine de la fortune de Adel et Boumediene», les deux enfants du défunt général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah.

Le 6 août dernier, Larbi Ounough, le nouveau patron de l’Agence nationale de l’édition et de la publicité (ANEP), révélait de façon fracassante dans les colonnes du même quotidien, que durant les deux dernières décennies, qui correspondent aux années où Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Gaïd Salah exercèrent le pouvoir, «l’ANEP a fait l’objet de monopole par des groupes d’influence au pouvoir qui y ont fait main basse». A côté du richissime ancien patron des patrons algériens, Ali Haddad, c’est l’un des fils du général défunt Ahmed Gaïd Salah, qui est nommément accusé d’être parmi ceux qui se sont partagé les 15.000 milliards de dinars détournés de l’ANEP. Adel Gaïd Salah aurait, selon lui, siphonné pendant plus de trois années, l’argent de l’ANEP à travers un quota indu de publicités accordées quotidiennement à son journal fantôme, «Edough News», paraissant à Annaba.

En parallèle à cette révélation de Larbi Ounough, qui annonçait du même coup avoir fermé le robinet de la publicité à ce journal, plusieurs autres «affaires» appartenant aux fils d’Ahmed Gaïd Salah ont été gelées par le nouveau pouvoir, à l’instar de leur port à Annaba ou de la rupture du marché de fourniture en pain qui liait leur boulangerie à l’armée, sans parler de leurs nombreux chantiers immobiliers, arrêtés net.

Compte tenu du démantèlement implacable du système d’Ahmed Gaïd Salah, lancé depuis mars dernier par le duo Abdelmadjid Tebboune et Saïd Chengriha, les observateurs s’attendaient à ce que cette cabale, qui a vu des dizaines généraux emprisonnés et d’autres prendre la fuite à l’étranger, se termine logiquement par l’incarcération des fils du général défunt. Surtout que le patron de l’ANEP, un établissement de l’Etat, n’aurait jamais pu nommer le fils Gaïd Salah dans son tonitruant entretien s’il n’avait pas obtenu un feu vert préalable. Mieux encore: depuis le 18 août dernier, les fils Gaïd Salah sont frappés d’une interdiction de sortie du territoire national (ISTN) qui leur a été notifiée par le parquet près le tribunal de Dar El Beida à Alger. Aujourd’hui, certains journaux proches du pouvoir qualifient cette ISTN de fake news.

C’est finalement à un vrai rebondissement que l’on assiste aujourd’hui, à travers la volte-face du pouvoir algérien qui se retourne contre «El Watan» pour laver l’honneur du défunt général. Ce journal avait d’ailleurs annoncé, mardi dernier, que son enquête sur les fils d’Ahmed Gaïd Salah a provoqué une «réaction inattendue en haut lieu». Inattendue? Le mot est bien tombé, puisque la justification officielle avancée en «haut lieu» ne tient pas. On reproche en effet à «El Watan» d’avoir visé l’institution militaire en mettant «en première page la photo de Gaïd Salah avec un titre tendancieux qui porte atteinte à l’image» de l’armée.

Pire, Salima Tlemçani, l’auteure de cette enquête, a été menacée de mort. «Depuis la publication par le journal d’un article, sur les enfants du défunt chef de l’état-major de l’ANP, Ahmed Gaid Salah, je suis traitée de tous les noms et sobriquets, jetée à la vindicte populaire, et même menacée de mort», a écrit la journaliste sur sa page Facebook.

En tout cas, ce rétropédalage extraordinaire, qui envoie «El Watan» devant la justice, au moment où des instructions ont été données en haut lieu pour cesser les hostilités contre les fils de Gaïd Salah, entraîne plusieurs questions. Qu’est-ce qui a motivé ce rétropédalage? La peur que le Hirak ne se serve de ce déballage de corruption à tous les étages pour demander un coup de balai général? La peur que les représailles contre les enfants des oligarques n’ouvrent une boîte de pandore qui n’épargne aucun haut responsable du régime, y compris ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui, comme le président Abdelmadjid Tebboune et le général de corps d’armée Saïd Chengriha, dont les enfants sont mouillés jusqu’au cou dans la corruption et la prévarication?

En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’une voix a pesé de tout son poids pour convaincre de soustraire la progéniture des hauts responsables et des militaires aux poursuites en justice. En Algérie, il est difficile de trouver un homme politique ou un haut gradé dont les enfants n’ont pas profité du poste de papa pour faire de juteuses affaires. Mieux vaut, dès lors, que les ténors de la nomenklatura algérienne entérinent un pacte tacite d’immunité pour leurs enfants.

Par Mohammed Ould Boah
Le 07/09/2020 à 14h16