Le journal britannique The Sunday Times s’est penché sur un sujet qui fait polémique au Royaume-Uni tant ce phénomène a pris de l’ampleur en quelques années: le vol de téléphones portables. Ainsi, c’est non moins de 230 téléphones qui ont été volés chaque jour au Royaume-Uni l’année dernière, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans. Un phénomène qualifié d’«épidémie alimentée par le crime organisé», lequel profite d’un marché estimé à 50 millions de livres sterling par an.
Londres représente l’épicentre de ce réseau avec un téléphone portable volé toutes les huit minutes et plus de 70.000 vols de téléphones signalés l’an dernier, soit les trois quarts du total national, devant le Kent et le South Yorkshire.
Toutefois, la question qui se pose est liée au devenir de ces appareils volés, car, explique le journal, d’après les données de localisation de milliers d’iPhones volés à Londres analysées par la police métropolitaine, il n’en reste qu’un sur cinq au Royaume-Uni. L’enquête révèle ainsi que quatre appareils volés sur cinq se reconnectent à l’étranger et principalement, en Algérie, qui arrive en tête du classement avec 28% de reconnexions de téléphones volés depuis son sol, devant la Chine (20%), Hong Kong (7%), les États-Unis (6%) et le Pakistan (3%).
Des gangs d’Algériens à la tête de réseaux criminels à Londres
Pour mieux comprendre le fonctionnement de ce marché et du réseau de contrebande au cœur duquel il se trouve, l’enquête prend pour commencement le début de la chaîne d’approvisionnement, à savoir les rues du centre-ville de Londres. Un véritable mode opératoire y est mis en place par les voleurs, révèlent de nombreux témoignages. Ainsi, de plus en plus de téléphones sont volés par des conducteurs de cyclomoteurs cagoulés. Toutefois, cette méthode du vol à l’arraché reste moins courante que celles des vols furtifs, dans les deux cas de figure, commis par des voleurs qui sont à 85% des hommes, parfois des enfants âgés d’à peine 14 ans ainsi que par des gangs de femmes voleuses à la tire, mais dont la nationalité n’est pas nécessairement la même que celle du pays où les téléphones volés sont acheminés.
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Une fois volés, les téléphones sont ensuite transmis contre de l’argent, entre 40 et 200 livres sterling (entre 500 et 2.500 dirhams) selon la marque et le modèle, au prochain maillon de la chaîne, à savoir les gestionnaires. Selon le journal britannique, les experts estiment que, dans la majorité des cas, le déverrouillage intervient après le transport du téléphone à l’étranger, où le risque d’arrestation est moindre.
Toutefois, il arrive que les arrestations puissent se faire au Royaume-Uni. Ainsi, apprend-on «un gang algérien a été emprisonné l’année dernière après avoir été découvert en train de stocker des centaines de téléphones volés emballés dans du papier aluminium». Le gang travaillait avec des pickpockets pour voler les téléphones, qu’ils déverrouillaient ensuite et utilisaient pour faire des virées shopping ou contracter des prêts frauduleux, avec des crimes totalisant plus de 5 millions de livres sterling, révèle-t-on, soit près de 63 millions de dirhams.
C’est ainsi après avoir vidé les comptes bancaires des propriétaires que les téléphones sont introduits clandestinement à l’étranger, en l’occurrence en Algérie, pour être revendus.
Des rues de Londres au marché de Belfort, à Alger
Interviennent alors les passeurs, un autre maillon de la chaîne, chargés d’acheminer leur butin en Algérie, pays dont on explique que la population «en forte croissance est avide de smartphones». Or, poursuit-on, «sans revendeur Apple, un Algérien achetant directement auprès d’Apple serait confronté à des taux de change défavorables, à des frais de douane élevés et à de longs délais».
L’enquête se poursuit ensuite sur le terrain. The Sunday Times va en effet tracer un iPhone volé à une femme, Gokce, via l’application Find My d’Apple, dont le signal pointe directement vers la ville d’Alger. Embarqués sur un vol à destination de cette ville, les journalistes remarquent un passager qui, en habitué des lieux, remonte l’allée «en saluant des visages familiers», ceux d’une vingtaine de passagers, empruntant régulièrement ce trajet, et «stratégiquement assis aux premiers rangs».
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«Une heure avant l’atterrissage, les passagers discutent du nombre de téléphones dont ils disposent. Des conversations simultanées ont lieu entre les rangées de sièges», explique le journaliste en les citant. «Peux-tu porter ces deux téléphones pour moi?», demande l’un, ou encore «C’est ton téléphone?», demande un autre à l’un des passagers qui répond par la négative.
Ces passagers sont des «cabas», mot qui en français désigne un sac, mais qui en Algérie, est utilisé pour désigner «les personnes qui rapportent des objets pour en tirer un profit». Or, de plus en plus, ces profits proviennent d’un article en particulier: les téléphones, plus particulièrement des iPhones. Toutefois, explique l’expert en cybersécurité Thomas Balogun, les «cabas» ne représentent qu’une petite partie de ce trafic, car en réalité, l’itinéraire le plus courant passe par l’utilisation de conteneurs de fret où sont dissimulées des marchandises illicites.
C’est, dans tous les cas, vers la banlieue d’Alger que converge ce réseau de contrebande, et plus précisément vers le marché de Belfort, qualifié pour la peine de «terminus d’une chaîne d’approvisionnement bien organisée qui commercialise des téléphones», lesquels sont «introduits en contrebande à travers les frontières et sont revendus pour des profits exorbitants».
Un juteux business dont les racines plongent dans la corruption des douanes
Mais comment ces personnes sont-elles en mesure de faire passer aux douanes des téléphones volés? De ce côté-là aussi, le business est bien rodé, car une fois à l’aéroport d’Alger, «l’une des premières questions que vous poseront les agents de sécurité à votre arrivée est: «Combien de téléphones possédez-vous?», explique l’enquête. La réponse à cette question résume un mode opératoire bien installé: «cinq téléphones ou moins, et tout va bien. Cinq à dix téléphones, et vous vous attendez à un interrogatoire. Plus de dix téléphones, et mieux vaut avoir des relations».
Ainsi, à peine l’avion atterrit-il que «la vingtaine d’hommes ont sauté de leurs sièges, ont attrapé leurs sacs à la hâte et se sont précipités vers la porte de l’avion», décrit-on, se précipitant «comme une équipe de football en retard pour un match, pour être les premiers passagers à passer la douane». Le contrôle des passeports passé, «le caba s’est approché des scanners de sécurité tenus par la police des frontières et des douanes. L’un d’eux a salué un agent de sécurité comme s’il s’agissait de son oncle disparu depuis longtemps. Ils s’embrassèrent sur les joues et finirent par une longue poignée de main. La main du garde glissa directement dans sa poche. Pendant que les autres passagers étaient interrogés par les agents de sécurité, le caba est sorti nonchalamment et est allé récupérer ses bagages de cabine», poursuit le journaliste de The Sunday Times.
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Mieux encore, si les bagages de cabine sont contrôlés avec soin, et qu’un grand «S» est griffonné à la craie sur ceux dont le contenu est suspect pour être ensuite retirés des tapis à bagages et placés derrière une barrière surveillée par le personnel, «les cabas découvrent étrangement que leurs bagages ne sont pas marqués et sortent de l’aéroport dans l’air frais de la mer». C’est ainsi que depuis l’aéroport, ils repartent avec leurs marchandises, sans être inquiétés par les douanes. Prochaine destination, le marché de Belfort.
The Sunday Times compare l’endroit à «un écosystème d’un million de dollars qui s’étend sur six pâtés de maisons», où chaque rue est bordée de boutiques de téléphonie, dont les détaillants «prétendent ne vendre que des téléphones en boîte et des appareils d’occasion non déclarés comme volés», explique-t-on, quand les téléphones ne sont pas démontés pour être vendus en pièces détachées.
«Un voleur ayant dérobé un iPhone 15 à Londres le revendra, verrouillé, pour environ 100 livres (1.253 dirhams). Le receleur le revendra ensuite au contrebandier pour 200 livres. Si le voleur ou le receleur parvenait à déverrouiller le téléphone, il pourrait doubler ses gains. Une fois le téléphone verrouillé transporté à l’étranger, le contrebandier peut recevoir 400 livres. Le revendeur final, qui peut travailler dans un magasin ou utiliser une plateforme en ligne, versera 40 livres à un pirate pour le déverrouiller. Il pourra ensuite le revendre au client pour plus de 1.000 livres (près de 12.530 dirhams). Cela génère des bénéfices supérieurs à 500 livres par appareil», détaille la publication. Des sommes alléchantes dans un pays où la population peine à joindre les deux bouts.
Car comment faire autrement pour «les Algériens, (qui) comme beaucoup d’autres, souhaitent acheter des iPhones, des baskets dernier cri, des produits de beauté haut de gamme et des produits de luxe d’autres pays», dans un pays où «les politiques protectionnistes appliquées par le gouvernement signifient que les restrictions commerciales, telles que les droits de douane et les barrières bureaucratiques, entravent l’accès aux livraisons internationales», résume The Sunday Times.
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