L’affaire était méconnue du grand public jusqu’au 25 décembre dernier, lorsque le ministre du Transport et de la Logistique, Mohamed Abdeljalil, interpellé par une députée au Parlement, a jeté un pavé dans la mare en révélant au grand jour «des problèmes financiers» auxquels fait face la compagnie maritime Intershipping et qui seraient à l’origine de l’arrêt d’exploitation de ses navires assurant la liaison entre le nord du Maroc et le sud de l’Espagne.
L’entreprise «n’a pas respecté les engagements relatifs au cahier des charges», a ajouté le ministre istiqlalien, sans toutefois préciser la nature des engagements auxquels Intershipping aurait failli et qui pourraient justifier ses déboires actuels.
«C’est faux. Nous n’avons aucun problème financier», riposte Rachid Chrigui, directeur général et fondateur d’Intershipping, contacté par Le360. «Depuis le 1er octobre 2023, nous attendons la signature de la prolongation de l’autorisation d’exploitation de la ligne Tanger Med-Algesiras», enchaîne-t-il.
Et d’ajouter: «À plusieurs reprises, nous avons sollicité le directeur de la Marine marchande, puis le secrétaire général du ministère. Nous leur avons clairement expliqué que nous avons des lignes régulières et des engagements que nous devons respecter à l’égard de nos clients. À chaque fois, on nous a dit que le dossier était en cours de signature.»
«Nous avons l’honneur de vous demander de bien vouloir nous délivrer l’autorisation définitive pour l’exploitation de la ligne maritime du transport de passagers et de véhicules entre les ports de Tanger Med et Algésiras», lit-on dans une lettre adressée par le DG d’Intershipping au ministre du Transport, datée du 2 octobre 2023.
Rachid Chrigui affirme ne pas comprendre l’attitude du ministre de tutelle «qui a attendu trois mois avant de venir devant le Parlement évoquer des problèmes financiers».
«C’est au tribunal, et non pas au ministre, de dire si nous avons ou non des problèmes financiers. Si aujourd’hui, des fournisseurs réclament leur dû, c’est tout à fait normal, car l’arrêt de nos navires nous coûte chaque jour entre 600 mille et 1 million de dirhams», lâche le fondateur d’Intershipping.
«On ne peut pas, du jour au lendemain, venir signer l’arrêt de mort d’une compagnie qui a investi plus de 600 millions de dirhams, emploie plus de 500 personnes et dispose de cinq bateaux, dont trois battant pavillon marocain et deux autres affrétés», conteste-t-il.
Rachid Chrigui se dit surpris et déçu, alors que la compagnie a joué «un rôle clé dans la réussite de l’opération Marhaba». Il affirme ainsi avoir affrété, l’été dernier, deux navires pour un montant journalier «très élevé».
«Nous avons transporté, en plus de nos clients, plus de 1.500 voitures et 3.960 passagers se rapportant aux laissés à quai des autres compagnies, lors des différents incidents survenus aux navires de ces compagnies», rappelle le DG d’Inteshipping dans une autre lettre adressée au ministre de tutelle, datée du 16 octobre.
Et d’ajouter: «L’investissement consenti par notre compagnie dans le cadre de cette opération est d’environ 5 millions d’euros. Un investissement qui survient après une période du Covid-19 durant laquelle nous n’avons bénéficié d’aucun soutien alors que les opérateurs européens concurrents ont été accompagnés à la fois par des fonds européens et par des dispositifs financiers mis en place par leurs pays respectifs.»
Rachid Chrigui souligne que les arrêts d’exploitation qui surviennent chaque année lors du renouvellement des autorisations portent préjudice à la compagnie, autant en termes d’image qu’en termes de gestion financière.
«Nos navires battant pavillon marocain sont maintenus dans le port et nos marins marocains sont au chômage et nous continuons à payer les frais portuaires et les charges et salaires du personnel. Pendant ce temps, les opérateurs étrangers opèrent dans le port avec des navires battant pavillon étranger et bénéficient de différents dispositifs de soutien», poursuit le DG d’Intershipping dans sa lettre.
«Pour nous permettre de soutenir les dépenses, accompagner vos actions et respecter nos engagements, nous avons besoin de plus de visibilité et de disposer d’une autorisation de longue durée», renchérit-il.
Les propos de Rachid Chrigui laissent plusieurs questions en suspens. Pourquoi le ministère du Transport aurait-il refusé de renouveler l’autorisation d’Intershipping? Quels sont ces engagements auxquels la compagnie aurait manqué? Malgré notre insistance, nous n’avons pas obtenu de réponse probante du côté d’Intershipping. En revanche, des sources proches du dossier ont bien voulu nous éclairer sur la nature des difficultés empêchant la compagnie de reprendre son activité dans des conditions normales.
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Rappelons d’abord que jusqu’à l’été dernier, Intershipping exploitait deux liaisons maritimes: Tanger Med-Algésiras et Tanger Ville-Tarifa. S’agissant de la première desserte, la compagnie dispose d’une autorisation d’exploitation pour une durée de dix ans qui devrait expirer en février 2025. Nos sources révèlent que le transporteur s’est vu retirer cette autorisation en 2015 pour non-respect des engagements retenus dans le cahier des charges (récurrence de pannes affectant les navires, non-respect des conditions de sécurité, saisies conservatoires des créanciers, etc.).
Ces dysfonctionnements ont maintes fois provoqué l’interruption d’activité, se traduisant par une détérioration du service public dans une liaison qui revêt un caractère stratégique, très prisée par les Marocains résidant à l’étranger (MRE), notamment dans le cadre de l’opération Marhaba, relèvent les mêmes sources.
Cela dit, malgré le retrait de l’autorisation, Intershipping bénéficiait d’autorisations temporaires pour lui permettre de se ressaisir et reprendre le service dans de meilleures conditions. La dernière autorisation temporaire qui lui a été délivrée couvre la période allant de fin avril 2022 à fin septembre 2023. Mais malgré cela, l’entreprise n’a pas pu honorer ses engagements.
Selon nos informations, le seul navire à la disposition de la compagnie et assurant la liaison Tanger Med-Algésiras, du nom de «Med Star», se trouve aujourd’hui à l’arrêt au port de Gibraltar, et ce, depuis janvier 2023. Le360 a appris que ce navire, qui n’a pas participé à l’opération Marhaba, connaît des problèmes techniques sérieux, ce qui a conduit à son déclassement par une société indépendante de classification, chargée du suivi technique du navire d’Intershipping.
Le déclassement de «Med Star», effectif depuis janvier 2023, serait dû à sa non-conformité aux normes de sécurité. Pis encore, en plus du déclassement, le navire fait l’objet de saisies conservatoires par les autorités portuaires de Gibraltar, apprend-on.
Le «Med Star» a failli également à son engagement à assurer la continuité du service public sur la liaison Tanger Med-Algésiras. Selon les statistiques recueillies par nos soins, durant toute la période pour laquelle ce navire a bénéficié de l’autorisation temporaire (du 1er avril 2022 au 30 septembre 2023), le taux de disponibilité est de seulement 25%. Autrement dit, le navire était inactif durant 75% de la période. Et si on se limite à la seule année 2023, le taux de disponibilité du service public de ce navire battant pavillon marocain est de seulement 4%.
L’été dernier, Intershipping a dû affréter deux navires pour maintenir le service sur la ligne Tanger Med-Algésiras, mais ce sera pour une courte durée. Le premier a suspendu le service le 30 août, en pleine opération Marhaba, tandis que le second a été aperçu pour la dernière fois au port de Tanger Med le 15 septembre dernier.
Des navires dans la tourmente
L’affaire Intershipping prend une nouvelle dimension quand on apprend que sur l’autre liaison maritime, soit Tanger Ville-Tarifa, le service n’est assuré par aucun des deux navires de la compagnie, alors que l’autorisation du ministère est encore valable.
«L’arrêt inexpliqué du service sur cette ligne a causé des perturbations majeures au trafic portuaire», note notre source. Il y a là de quoi s’interroger sur les raisons qui ont empêché Intershipping de faire naviguer ses deux navires, «Detroit Jet», battant pavillon marocain, et «Maria Dolores», affrété auprès de la compagnie Virtu Ferries le 14 avril dernier pour une période de trois ans.
«Ces deux navires ont interrompu leur activité pour des raisons n’ayant aucun lien avec les autorités et impliquant la responsabilité unique de l’armateur», est-il précisé.
Ainsi, nous apprenons que «Detroit Jet» a quitté la ligne à la fin de l’été 2023, en plein pic de l’opération Marhaba. «Les attestations de sécurité sont arrivées à échéance. Le navire ne répond plus aux conditions permettant le renouvellement de ces attestations. Detroit Jet se trouve aujourd’hui à l’arrêt, sans activité, au port de Tanger Ville», indique notre interlocuteur.
Le «Detroit Jet» fait également l’objet d’au moins deux saisies conservatoires ordonnées par le président du tribunal de commerce de Tanger, le 22 décembre dernier, au profit de l’opérateur suédois de ferries Stena Line Scandinavia. Ce dernier réclame le paiement de plusieurs créances en devises pour un montant total équivalent à environ 51 millions de dirhams.
S’agissant du deuxième navire affrété, «Maria Dolores», il a quitté, en octobre 2023, le port de Tanger Ville à destination de l’Espagne, pour un aller sans retour, laissant derrière lui pas moins de 200 femmes marocaines «cueilleuses de fraises», abandonnées dans le port andalou. Les autorités marocaines ont ensuite pris l’initiative et mobilisé un ferry pour assurer leur rapatriement.
L’affaire Intershipping est aujourd’hui dans l’impasse. D’un côté, l’armateur dénonce une volonté délibérée d’asphyxier la compagnie. De l’autre, l’administration refuse de lui délivrer l’autorisation d’exploitation de la ligne Tanger Med-Algésiras, alors que le transporteur a du mal à remplir sa mission sur une autre ligne, Tanger Ville-Tarifa, pour laquelle l’autorisation est toujours valable. À moins d’un miracle, Intershipping n’échappera sans doute pas à son triste sort, sur les traces de la défunte Comarit.