«Morocco Tech»! Ce qui était censé devenir le nouveau processeur de l'économie digitale du Royaume a planté avant même son démarrage. La nouvelle vision dévoilée, récemment, par la ministre déléguée chargée de la Transition numérique et de la Réforme de l'Administration, Ghita Mezzour, a finalement tourné au troll.
D'abord, le nom de domaine «MoroccoTech.ma» s'est avéré déjà pris, obligeant les promoteurs d'une souveraineté numérique à se rabattre vers un domaine «.org» avec hébergement à l'étranger. Pis encore, la marque elle-même, «Morocco Tech», a été jugée irrecevable par l'Office marocain de propriété intellectuelle et commerciale (OMPIC), qui avait reçu une demande d'enregistrement une dizaine de jours seulement, précédant l'annonce de ce nouveau branding, déposée par la Fédération des nouvelles technologies (APEBI).
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«La ministre a péché par sa précipitation. Elle voulait sans doute faire une grande annonce pour marquer son début de mandat, mais elle s'est contentée de faire du “copier-coller“ de la “French Tech“ lancée en 2013 dans l'Hexagone sans se fixer des objectifs précis», explique un connaisseur du secteur. «Pas surprenant lorsqu'on ne prend même pas la peine de s'assurer de préalables élémentaires comme la disponibilité du nom de domaine et de la marque», ajoute-t-il avec ironie.
Visions sans évaluationsCe ratage phénoménal est révélateur du retard accusé par le Royaume en matière de numérisation et plus encore quand on parle d'innovation. D'ailleurs, la majorité des entreprises marocaines sont faiblement informatisées: à peine 20% d'entre elles disposent de matériel informatique et d'une connexion à Internet, selon les statistiques dévoilées au lancement de la stratégie «Maroc Digital 2020» qui inscrivait la réduction de cette fracture numérique parmi ses objectifs. Le pays occupe par ailleurs la 76e position dans l’Indice Global de l’Innovation de l’Organisation Mondiale de la Propriété intellectuelle.
Alors plutôt que de concocter dans la hâte une vision fantasmagorique, sans le moindre indicateur chiffré, la ministre aurait mieux fait de lancer une véritable évaluation des expériences passées. Car depuis au moins deux décennies, les pouvoirs publics multiplient les stratégies pour créer un écosystème viable pour les start-ups sans pour autant parvenir à faire éclore une licorne marocaine.
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Le seul domaine où le Maroc s'en sort plutôt honorablement concerne les activités de l'offshoring. Dès 2006, le pays s’est imposé dans le domaine qui a été prioritaire autant dans la stratégie «Maroc Digital 2020» que dans le Plan d’Accélération Industriel (2014-2020) qui tablait sur la création de 100.000 emplois par les sociétés marocaines d’outsourcing.
Un objectif dépassé dans la mesure où l’activité s'illustre aujourd'hui comme la première filière industrielle pourvoyeuse d’emplois, avec plus de 120.000 postes de travail dans plus d'un millier d'entreprises. Mais surtout avec ses 14 milliards de dirhams de chiffre d’affaires à l'export, c'est devenu un poids lourd de l’économie marocaine. Le Royaume est incontestablement un des leaders régionaux, notamment pour le monde francophone, où il maintient son avance avec 50% de parts de marché. Ses champions nationaux sont même engagés dans une dynamique d’expansion internationale, avec des ouvertures en Afrique et en Europe, à l’instar des groupes Majorel ou Outsourcia.
Clusters en nombreMais si le passage des call centers aux data centers a été une réussite, l'évolution de l’entreprise numérisée à l’entreprise innovante se fait plus difficilement. Dès le début du millénaire, de différentes actions de soutien à la Recherche & Développement (R&D) ont été initiées. Il y a par exemple la création en 2002 du Fonds de solidarité/valorisation de la recherche. Il y a eu aussi le programme «Innov’Act» de soutien aux PME et de création de partenariats avec des laboratoires dès 2009. Mais aussi le programme «Tatwir» pour le financement de la R&D des entreprises qui a été étendu, en 2021, au financement des startups.
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Malgré tout ce dispositif, le niveau national en R&D reste faible: la dernière enquête en date, impliquant un échantillon de 300 entreprises industrielles marocaines, laisse révéler que seulement 0,13% du chiffre d'affaires est affecté à la recherche.
C'est que les clusters marocains, lancés au cours de cette dernière décennie, n'arrivent toujours pas à s'installer effectivement dans le paysage. L'expérience ne fait même pas l'objet d'évaluation régulière puisque la dernière étude remonte à 2016. «Elle a été réalisée suite à une commande du ministère de tutelle qui ne l'a jamais rendue publique», explique un ancien du département de l'Economie numérique, et selon lui, «les entreprises ont fait état d’un manque de réactivité et de lourdeurs dans leurs relations avec les administrations impliquées. A cela s'ajoutent les difficultés internes de ces entreprises, notamment leur manque d’organisation, la faiblesse de leur capacité managériale et de moyens humains adaptés».
Et encore: cette étude n'a concerné que les trois premiers clusters labellisés, à savoir le MNC (Maroc Numeric Cluster), le Cluster Microélectronique (Morocco Microeletronics Cluster) et le CE3M (Cluster Electronique Mécatronique et Mécanique du Maroc). Pourtant, on compte actuellement 17 clusters, un nombre jugé d'ailleurs élevé selon certains opérateurs. «C'est disproportionné par rapport au nombre d’entreprises capables d’en tirer profit», explique cet interlocuteur.
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Certes, les outils de financement sont de plus en plus nombreux pour les start-ups, mais semblent rester insuffisants. «L'adoption de la loi sur le financement participatif ouvre des nouvelles perspectives à cet écosystème, mais il reste encore à l'activer réellement», explique ce spécialiste. Et rares sont les grands groupes marocains qui accordent des aides aux start-ups du Royaume. Quant aux mécanismes de financement public, ils restent essentiellement limités au fond «Innov Invest», géré par la Caisse centrale de garantie, devenue Tamwilcom. Lancé en 2017, sur cinq ans, ce fonds doté de 500 millions de dirhams aurait jusqu’ici à peine débloqué une centaine de millions de dirhams pour quelque 350 projets. «C'est peut-être suffisant pour une phase d'amorçage mais on est encore loin du volume espéré pour assister à l'émergence de start-ups qui pourront s'imposer», affirme ce même interlocuteur, qui a travaillé au département de l’Economie numérique.
Autre maillon faible de l'écosystème digital, le manque de soutien apporté à la recherche en milieu académique, qui semble mal adaptée aux exigences de collaboration avec le secteur privé. Les universités marocaines ne jouent que très peu leur rôle de pionnières de l’innovation et du transfert de technologie, entre autres en raison du sous-équipement criant des laboratoires universitaires. «Bien qu'il ait été instaurée une trentaine d'interfaces au sein des universités marocaines, destinées à l’intermédiation et au rapprochement avec les entreprises, seule une poignée parmi elles sont effectivement opérationnelles», soutient cet opérateur.
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Toutes ces lacunes sont donc à dépasser, afin d’impulser un véritable élan au secteur numérique. Surtout que la demande de l'administration marocaine est de plus en plus forte en la matière. L'interopérabilité entre bases de données publiques et privées afin de dématérialiser les flux de documents, ainsi que le laboratoire numérique en charge de la numérisation rapide des services publics, sont des objectifs prioritaires dans la feuille de route de l’Agence du Développement du Digital. Cela devrait se traduire par un volume de travail considérable, apte à favoriser l'émergence de nombreuses sociétés marocaines spécialisées. «Ghita Mezzour aurait mieux fait de travailler sur des projets concrets de digitalisation de l'administration qu'elle est censée réformer. Cela aurait permis d'amorcer effectivement des innovations marocaines», souligne cet ancien du département de l’Economie numérique.
D’ailleurs, en matière de e-gouvernance, le Maroc est bien à la traîne. Il ne cesse de reculer, depuis 2016, dans le classement établi par l'ONU (E-Government Development Index) pour n’occuper que la 106e position en 2020. Mais c’est là une autre histoire…