Notre histoire a connu une période maritime faste entre le XIème siècle et le XIVème, au cours de laquelle nos flottes tenaient la dragée haute aux puissances de la région. Suite à la perte de l’Andalousie, le Maroc, jaloux de son indépendance et conscient de ses limites, a choisi le repli, préférant se tourner vers ses plaines et ses montagnes, aller vers le sud. La relation des Marocains avec la mer s’en est ressentie. Regardée avec suspicion, car porteuse d’agresseurs étrangers et de vents forts, pauvre en ports, elle a été livrée aux corsaires et à de rares échanges. Ce qui a fait dire à certains historiens coloniaux, avares de nuances, que le Marocain s’est complu dans l’isolationnisme en abandonnant la mer.
Le XXème siècle, protectorat aidant, a permis d’introduire le changement, avec de la découverte des plages, la construction de ports modernes, le développement de la pêche. Durant ce siècle aussi, le Maroc s’est ouvert humainement (migration, tourisme), économiquement (échanges avec l’extérieur) et culturellement.
Manquait à l’appel une vision mettant en perspective et traduisant dans les réalités la volonté de réappropriation des 3.500 km de côtes partiellement valorisées. Le roi Mohamed VI l’a apportée.
Le projet Tanger Med a signé le grand retour du Maroc en Méditerranée. Rapidement, il s’est hissé au premier rang des ports de cette mer en favorisant l’industrialisation des territoires environnants. Il sera suivi bientôt par le très prometteur Nador West. Le Nord, longtemps négligé, signe là une magistrale renaissance.
Les ambitions affichées pour la côte Atlantique devraient, elles aussi, produire dans les prochaines années leurs effets positifs: diplomatiques, économiques et culturelles. Effets positifs rapidement atteignables si, comme demandé par le Souverain, le Maroc se dote d’une flotte marchande significative, complément essentiel de toute stratégie visant une présence maritime d’importance.
Arrêtons-nous sur ce dernier point, car c’est celui qui devrait interpeller une réflexion en profondeur au vu des contraintes existantes. Il faut dire que notre pays affiche l’ambition de se doter d’une flotte marchande dans une conjoncture mondiale difficile pour le secteur. Malgré l’explosion des échanges mondiaux, qui se font pour 80% de leur valeur et 90% de leur volume par voies maritimes, l’offre demeure supérieure à la demande en termes de tonnage disponible. Les pays asiatiques, la Chine en tête, ont vu grand et produit beaucoup de navires: pétroliers, porte-containers et vraquiers. La baisse relativement récente des échanges dans le Pacifique, suite aux différends commerciaux entre la Chine et les États-Unis et les relocalisations en Europe et aux États-Unis, ne devraient pas pousser à l’optimisme. Ce premier constat d’une offre mondiale supérieure à la demande doit-il être dissuasif pour toute ambition marocaine dans le secteur ?
Posons quelques questions pour avancer.
Pourquoi chercher à se frayer un chemin dans un marché en surcapacité ? Comment y parvenir sans répéter les erreurs, onéreuses, du passé? Avons-nous des atouts spécifiques nouveaux à mettre en avant? L’initiateur de ce secteur doit-il être l’État, le privé ou les deux sous forme de partenariat? Par où commencer dans la chaîne de valeur? In fine, que peuvent gagner le Maroc et son économie dans cette expérience ?
Disposer d’une flotte battant pavillon national est indubitablement un plus pour un pays même au XXIème siècle. Pour sa souveraineté, sa diplomatie et, éventuellement, sa sécurité militaire (transport de troupes et de matériel) et d’approvisionnement. En termes politiques, d’image et d’assurance en ses capacités, cela donne une valeur incontestablement plus importante à un pays. Cela doit-il justifier un investissement à perte, de prestige? Le Maroc ne peut évidemment s’offrir ce luxe. D’autant qu’il est passé par l’expérience douloureuse où le Maroc a été contraint de se défaire de sa flotte naissante (COMANAV).
Ce qui a changé par rapport à la période précédente, ce ne sont pas les contraintes du secteur, mais l’économie marocaine. Elle exporte, depuis plus de dix ans, beaucoup plus en volume et en valeur, dynamique appelée à amélioration avec l’ouverture croissante de l’économie au commerce international et aux investissements étrangers exportateurs. À l’amélioration du volume des exportations et des importations, il faudrait ajouter le gain représenté par la création du Port Tanger-Med, non pas uniquement financièrement, mais en crédibilité de l’offre Maroc (c’est le premier port africain et en Méditerranée), en «accès aux informations du transport international», et en amélioration de la logistique. L’arrivée prochaine des ports Nador West et Dakhla Atlantique vont évidemment profiter de l’expertise de Tanger-Med et pouvoir impacter positivement la demande globale de transport maritime du pays.
Les gains de devises que permettrait une flotte nationale sont-ils suffisants pour se lancer dans des investissements lourds? Peut-être que si nous nous limitons à concevoir cet investissement uniquement comme achat de navire, cela serait insuffisant. Les progrès industriels réalisés par le pays permettent tout à fait d’envisager l’installation d’activités liées à la flotte et faisant partie d’une industrie navale pour commencer. En scrutant de manière approfondie la chaîne de valeur d’une industrie navale et de ses composantes, il y a place pour des investissements nationaux et étrangers. Ce qui semble a priori à la portée, ce sont d’abord des ateliers de réparation et d’entretien de standing international, offrant un service de qualité, la proximité et des prix compétitifs par rapport à l’offre espagnole. Le nombre de navires en augmentation qui transitent par notre pays le justifierait. Ces ateliers seraient le prélude à une diversification en amont et en aval. Le moindre district industriel de réparation navale en Italie compte plus de 500 PME autour de la locomotive.
Pour l’achat de navires, certaines voix s’élèvent déjà pour demander un rôle exclusif du privé. Est-ce réaliste, connaissant la frilosité de l’investissement privé national et le volume des investissements à engager? À la décharge du privé, les expériences dont nous avons eu connaissance, surtout la coréenne, la japonaise et la chinoise, ont avantagé une initiative étatique exclusive (Chine) ou couplée (public/privé pour le Japon et la Corée), avec engagement de cession après quelques années au privé.
Le Maroc, au vu de ses ambitions et des réalités géostratégiques, ne peut faire l’économie d’une flotte marchande dans un premier temps et d’une flotte militaire d’envergure pour sa sécurité et la sécurité de son commerce dans un deuxième.
Un philosophe a dit que «les sociétés ne se posent que les questions auxquelles elles peuvent apporter des réponses». Il sous-entend par réponses les solutions. À nous de trouver les «réponses» appropriées à la question de la constitution d’une flotte. Elles doivent bien exister chez les politiques et dans l’économie.