La CGEM au bord de l’implosion: les dessous d’une crise inédite

Salaheddine Mezouar, président de la Confédération générale des entreprises du Maroc.

Salaheddine Mezouar, président de la Confédération générale des entreprises du Maroc. . AFP

227 jours après son élection, Salaheddine Mezouar a encore bien du mal à installer les instances statutaires du patronat. Le conseil d’administration de ce jeudi doit remettre les compteurs à zéro. Mezouar va proposer une nouvelle série de nominations pour sortir de l’impasse. Trop tard? Décryptage.

Le 09/01/2019 à 11h52

Coopté à la mi-juillet 2018 en tant que vice-président, Ahmed Rahhou vient de jeter un pavé dans la mare déjà très trouble de la confédération patronale marocaine. Sa démission de ce poste est le signe annonciateur d’une crise profonde au sein de la CGEM. Connu pour sa discrétion, Rahhou a voulu prendre ses distances, préférant ne pas se prononcer sur les vraies raisons de son retrait. A l’un de ses amis proches, le président du CIH a exprimé son souhait de pouvoir se consacrer à d’autres responsabilités, en particulier celle de président réélu de la commission des affaires économiques et des projets stratégiques au Conseil économique, social et environnemental (CESE).

Mais le départ de Ahmed Rahhou porte un coup dur à la CGEM. Car en plus de sa qualité de vice-président, l'homme a co-présidé, au nom du patronat, aux côtés du ministre des Finances, Mohamed Benchaâboun, le groupe de travail conjoint CGEM-Gouvernement, chargé de la préparation du Projet de loi de finances (PLF) 2019.

Très discret, Rahhou ne s’est jamais prononcé sur les dossiers traités dans le cadre de cette plateforme de dialogue public-privé. Beaucoup s’interrogent sur la nature du deal que la CGEM aurait conclu avec le gouvernement pour finalement afficher un satisfecit patronal inconditionnel, à l’issue du circuit d’approbation du PLF 2019, sachant que pratiquement l’ensemble des amendements proposés par le groupe parlementaire de la CGEM ont été rejetés par le gouvernement.

Quoi qu'il en soit, le départ de Rahhou est symptomatique d’une crise à la CGEM, que certains n'hésitent pas à qualifier de «très grave». Les chefs d’entreprises se plaignent du malaise régnant au sein du patronat, y compris celles et ceux qui ont voté en faveur du binôme Mezouar-Mekouar lors du scrutin du 22 mai 2018.

Au sein du bureau de la CGEM, Rahhou n'était pas le seul à avoir exprimé son inquiétude. Fin septembre dernier, en marge de l’édition inaugurale de l’Université d’été, lors d’un dîner offert en l’honneur de Dominique de Villepin, Marouane Tarafa, membre lui aussi du bureau du patronat, PDG de la SOMED et de Sopriam, aurait lui aussi menacé de se retirer si les choses ne rentraient pas dans l’ordre.

Car à ce jour, plus de sept mois après son élection, Salaheddine Mezouar n’a toujours pas réussi à former les instances statutaires de la CGEM, notamment son Conseil d’administration, cet organe suprême qui définit la politique générale et les grandes orientations stratégique du patronat.

Le management de Salaheddine Mezouar fortement critiqué

La liste des 51 membres désignés, ceux qui sont censés former la fameuse «dream team» communiquée par les équipes de Mezouar peu après la réunion du Conseil d’administration du 24 septembre, n’existe en réalité que dans les rêves de celui qui a imaginé ce casting peu soucieux du respect des statuts de la CGEM.

Avec un si grand nombre de membres, Mezouar a enfreint les statuts de la confédération, en particulier l’article 23 qui stipule que l’effectif des membres désignés ne doit en aucun cas dépasser le tiers de celui des membres dits de droit. Par membres de droit, on entend les président(e)s des fédérations sectorielles, internes et externes (au nombre de 33); les présidents des CGEM régions (une douzaine, ils seront d'ailleurs bientôt 13, avec la nomination, ce jeudi 10 janvier, du président de la région des Marocains Entrepreneurs du Monde); les président(e)s des commissions permanentes (au nombre de 23); deux femmes chefs d’entreprise et, enfin, deux jeunes chefs d’entreprise.

L’effectif des membres de droit, tous collèges confondus, s’élève donc à 72 personnes. Par conséquent, le collège des chefs d’entreprises désignés ne doit pas dépasser le tiers, soit 24 personnes. Mezouar, lui, a proposé et a obtenu la nomination de 51 membres désignés lors du conseil du 24 septembre, soit un surplus de 27 membres par rapport au seuil toléré par les statuts!

Comment a-t-il pu louper ce petit détail qui a toute son importance? N’a-t-il pas été correctement conseillé par la structure permanente de la CGEM au sujet des règles à respecter dans la constitution des instances statutaires? Et puis, où était donc passé le vice-président général, Fayçal Mekouar, qui, du fait qu’il occupait la même fonction lors du mandat 2015-2018, devrait avoir suffisamment de recul pour éviter ce dérapage statutaire?

«Un décalage similaire a été observé lors du mandat de Miriem Bensalah, mais cela n’a pas constitué pour autant un élément de blocage», nous confie ce président de fédération, précisant toutefois qu’il s’agissait, à cette époque, d’un surplus de cinq sièges et non pas de 24 comme c’est le cas aujourd’hui. D’aucuns pensent que Mezouar, par cette inflation de nominations, veut à tout prix honorer ses promesses de campagne et satisfaire sa base électorale, quitte à enfreindre les statuts.

Cette inadéquation manifestement abusive entre les membres de droit et ceux désignés aurait pu passer inaperçue, si ce n’était la vigilance de Bachir Rachdi. Lors de la réunion du conseil d’administration, le lundi 24 septembre, Rachdi, qui venait ce jour-là d’être nommé à la tête la commission «Climat des affaires», a pris la parole pour attirer l’attention de l'assemblée sur la nécessité de respecter la logique du droit et des textes qui régissent la confédération.

Il a été ensuite convenu que seuls les membres non contestés, dits «de droit», pourraient se prononcer sur les résolutions qui seront soumises au vote. Les décisions du conseil d’administration du mois de septembre sont-elles frappées de nullité, comme le laissent entendre certaines voix? La question n’a, à ce jour, pas encore été tranchée.

«Aucun PV n’a été établi à l’appui des décisions de ce conseil», témoigne ainsi un patron, présent lors de cette réunion. Notons qu’entre-temps, jeudi 13 décembre dernier, Bachir Rachdi a été reçu par le souverain qui l’a nommé à la tête de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption. Contacté par Le360, Rachdi affirme avoir démissionné de ses fonctions au sein du patronat pour, dit-il, des raisons d’incompatibilité avec sa nouvelle mission à la tête de cette instance constitutionnelle.

Un conseil d’administration sous haute tension

Prévu ce jeudi 10 janvier, après deux reports consécutifs, le conseil d’administration de la CGEM doit se tenir avec, pour principal objectif, de remettre la confédération patronale sur les rails de la conformité. Un comité dédié devrait présenter son rapport et décliner les solutions de sortie de la crise statutaire.

A dire vrai, il n'y a désormais plus d’autre choix que de réduire le nombre des membres désignés. Une situation embarrassante pour Salaheddine Mezouar qui, après avoir proposé une liste de 51 membres fin septembre, se verra cette fois-ci contraint de soustraire plus de vingt noms de cette même liste, sachant que l’option du tirage au sort, privilégiée à un certain moment par quelques administrateurs, a été, selon nos sources, définitivement abandonnée.

Au vu de l’ordre du jour, le conseil d’administration de ce jeudi ne s’inscrira donc pas dans la continuité de celui du 24 septembre. Comme si le temps s’était arrêté, la CGEM va revenir à la réunion du 13 juillet 2018, la première après l’élection du 22 mai, réservée uniquement aux présidents des fédérations et des antennes régionales.

Et comme dans un match de basket-ball, Mezouar, que l'on sait pourvu d'une haute stature, a vu bien opportun de remettre les compteurs à zéro. Une nouvelle liste de commissions permanentes sera donc proposée au conseil et il est fort probable de voir leur nombre se réduire, non seulement pour se conformer aux statuts, mais aussi, et surtout, pour éviter le chevauchement des rôles.

En effet, à quoi bon créer une commission «Digital et Technologies», alors qu'une autre existe déjà, quant à elle dédiée à «L’économie numérique»? Une redondance que l'on retrouve aussi entre la commission «Start-up et entrepreneuriat» et celle appelée «PE-PME, GE-PME et Auto-entrepreneur»... «La création des commissions n’a pas obéi à un objectif de pertinence et de performance», estime ainsi, très à-propos, un membre du Conseil d’administration.

La délicate séquence de nomination des «membres désignés» viendra juste après celle des commissions thématiques. Suivra ensuite la nomination des membres du bureau. Et là encore, le suspense reste entier quant aux noms qui vont remplir les deux postes vacants au cas où l’on décide de maintenir le même nombre de vice-présidents (7), et ce, suite à la démission d’Ahmed Rahhou et de Hakim Abdelmoumen. Ce dernier a quitté les rangs du bureau pour une raison bien précise: «j’ai dû subir les statuts de la CGEM qui interdisent de cumuler les fonctions de membre du bureau et de président d’une fédération», affirme à Le360 cet ex-président de l’Association marocaine pour l'industrie et le commerce automobile (Amica), qui vient d’être élu par ses pairs, mardi 18 décembre dernier, à la tête de la Fédération de l’automobile.

Encadré

Quand les cotisations servent à financer les notes de frais du patron des patrons

C’est là un secret de polichinelle. La candidature de Mezouar à la présidence de la CGEM a été rendue possible grâce à sa qualité d’administrateur représentant légal de CTC Maroc, une PME spécialisée dans le conseil en textile & habillement, propriété de Khalid Benjelloun, qui fait par ailleurs partie des sept vice-présidents membres du bureau de la CGEM. On sait aussi qu’avant de devenir ministre de l’Industrie, puis des Finances et ensuite celui des Affaires étrangères, Mezouar avait fait ses preuves en tant que dirigeant d’entreprises. Mais, et c'est là de notoriété publique, à aucun moment Salaheddine Mezouar, patron, puis haut commis de l'Etat, n’a été un entrepreneur. Ce détail lui avait d'ailleurs valu de vives critiques de la part de son rival, lors des élections de mai 2018.

Mezouar est aujourd'hui bien conscient que la fonction de président du patronat s’exerce de façon complètement bénévole et, de ce fait, il serait attendu au tournant sur le terrain des finances de la confédération. Il sait bien, désormais, qu’il sera entre autres jugé sur sa capacité de mobiliser suffisamment de ressources pour concrétiser son plan d’action, qui accorde une attention particulière à la diplomatie économique.

Mezouar a beaucoup voyagé au cours des six premiers mois de son mandat, depuis son premier déplacement en Chine (au cours de la première semaine d’octobre, à l’occasion de la Conférence des entrepreneurs chinois et africains) jusqu’à celui de Nouakchott/Nouadhibou (du 16 au 18 décembre), en passant par les étapes de Rome (le 4 octobre), de Johannesburg (le 9 novembre) et de Lisbonne (le 29 novembre).

Le patron des patrons a ainsi voulu donner à l’institution un rayonnement international, en faisant supporter aux membres cotisants les frais de ses déplacements répétitifs. Sachant qu’il est souvent accompagné de ses proches collaborateurs, ses notes de frais correspondant à ses missions à l’étranger ont à chaque fois suscité des conversations de couloirs et des discussions animées entre les effectifs de la structure permanente. Ainsi, et rien que pour une mission de deux jours en Chine, la note de Mezouar et de ses proches collaborateurs aurait dépassé les 340 000 dirhams, murmure-t-on à l’intérieur du siège du patronat.

Mezouar a, de cette manière, introduit une nouvelle pratique dans la gestion des «Affaires étrangères» de la confédération. Faire supporter à la trésorerie de la CGEM les frais des missions de son président, c’est là une situation inédite, et même une première dans les annales du patronat. L’histoire de l'institution montre que les présidents qui se sont succédés à la tête de la confédération ont fait appel à leurs propres ressources pour faire fonctionner la machine patronale.

Les proches de Meriem Bensaleh Chaqroun et Moulay Hafid Elalamy, nous ont confirmé qu’il n’a jamais été question de recourir aux caisses de la confédération pour financer une quelconque mission à l’étranger durant les mandats de ces deux anciens présidents de la CGEM. Dans les salons feutrés de Casablanca, certains proches de la patronne des Eaux minérales d'Oulmès laissent entendre que Meriem Bensalah aurait dépensé en six ans, et à ses propres frais, une somme s’élevant à 15 millions de dirhams en faveur de la CGEM. «Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à ce que les frais de mission du président soient financés par le biais des ressources de la CGEM. Lui reprocher cela, c’est donner du crédit à ceux qui pensent qu’il faut être bourré de fric pour briguer le poste de président», commente, dans une légère ironie, un proche collaborateur de Mezouar...

Par Wadie El Mouden
Le 09/01/2019 à 11h52