Financement climatique: 179,7 MMDH suffiront-ils à structurer un pacte vert?

Le financement public de l’adaptation aux conséquences du changement climatique devrait être multiplié par plus de 12 d’ici 2035.

En imposant aux Établissements et entreprises publics une transparence écologique, le Royaume entend transformer le climat en critère déterminant des choix financiers et industriels. Mais le Projet de loi de finances 2026 soulève aussi une question centrale: l’effort financier annoncé permettra-t-il réellement de bâtir un pacte vert cohérent et durable?

Le 17/11/2025 à 09h28

Le Projet de loi de finances 2026 opère un changement profond dans la manière dont le Maroc structure sa politique climatique. Jusqu’ici, l’action publique reposait principalement sur des stratégies transversales, comme les Contributions déterminées au niveau national (CDN) ou la Stratégie nationale de développement durable (SNDD), qui fournissaient un cadre d’intention. Désormais, ces ambitions prennent corps dans un système concret de suivi, de traçabilité et d’évaluation. Même si des aprioris demeurent.

Cette inflexion est pleinement assumée par le ministère de l’Économie et des finances, qui, avec l’appui méthodologique de l’Initiative internationale ICAT, a conçu un dispositif de classification, d’analyse et de chiffrage des investissements climatiques portés par les Établissements et entreprises publics (EEP). La transparence, devenue exigence internationale, n’est plus une contrainte exogène mais une méthode nationale de gouvernance pour l’executif.

Dans cette nouvelle architecture, les EEP ne sont plus perçus comme de simples opérateurs économiques. Ils deviennent un instrument de politique climatique à part entière, conçu pour orienter la trajectoire bas-carbone du pays. Ce changement de statut s’inscrit dans une vision plus large, nourrie par les engagements pris dans l’Accord de Paris, mais aussi par la montée en puissance des standards ESG internationaux, auxquels le Maroc souhaite se conformer pour renforcer sa crédibilité financière.

Quelle méthodologie pour l’investissement public?

L’exercice conduit par le ministère s’est déroulé en trois étapes successives, selon la note de cadre du ministère. La première consistait à classifier les EEP selon leur maturité climatique, une démarche indispensable pour comprendre leur degré d’intégration des enjeux environnementaux. La seconde analysait les flux financiers eux-mêmes. La troisième établissait un chiffrage précis sur un échantillon représentatif.

En retenant quarante-quatre entités prioritaires et en réalisant un chiffrage approfondi auprès de dix EEP, le ministère a identifié cinquante-huit projets climatiques totalisant 54 milliards de dirhams entre 2022 et 2024. L’ampleur de ce volume révèle que les investissements liés au climat ne constituent pas un segment marginal mais un pilier de la politique publique, tempère le gouvernement.

Cet inventaire, encore partiel mais déjà structurant, constitue les fondations d’un futur système national de reporting climatique. À l’image des exigences formulées par les bailleurs internationaux, le ministère note que ce mécanisme vise à garantir que chaque investissement public puisse être analysé, vérifié et mesuré, notamment au regard de son impact sur l’atténuation ou l’adaptation.

Les EEP occupent une place singulière dans l’économie nationale. Ils concentrent une part majeure des infrastructures énergétiques, hydrauliques, logistiques et de transport. Ce rôle macroéconomique fait d’eux des acteurs clés de la transition écologique, notamment dans les secteurs les plus vulnérables aux effets du changement climatique.

Pourtant, l’intégration des enjeux climatiques dans leurs stratégies demeure très disparate. Si de nombreux EEP évoquent le climat dans leurs rapports, ces références restent souvent déclaratives, sans être accompagnées de plans d’action précis, d’indicateurs harmonisés ou d’outils de suivi consolidés. Certains experts ajoutent que cette absence de cadre standardisé limite la comparabilité, entrave la consolidation nationale et rend difficile la mobilisation de financements internationaux.

C’est précisément cette lacune que vient combler l’initiative menée dans le cadre du PLF 2026. Elle corrige le besoin urgent d’un référentiel commun, fondé sur une taxonomie verte adaptée au contexte marocain et un système de reporting climatique unifié. Cette harmonisation devient une nécessité structurelle pour positionner les EEP dans la trajectoire nationale de décarbonation, selon la note de cadrage.

Des opérateurs devenus piliers stratégiques

Pour Badr Ikken, directeur général de Gi2 et acteur reconnu de la transition énergétique, cette mutation du rôle des EEP constitue un changement d’époque. Il rappelle que les entreprises publiques «ne sont plus de simples opérateurs d’infrastructures, mais deviennent les chevilles ouvrières de la souveraineté énergétique et industrielle du pays». Selon lui, les choix d’investissement portés par ces entités conditionnent désormais la capacité du Maroc à affirmer un modèle économique bas-carbone tout en renforçant sa compétitivité.

Badr Ikken souligne notamment que le Maroc se distingue par la cohérence entre vision politique, stabilité institutionnelle et investissements structurants. Le Programme éolien intégré, le Plan solaire Noor ou encore la montée en puissance de l’écosystème batteries et hydrogène témoignent d’une orientation claire, fondée sur la construction d’un système énergétique national résilient et industriellement intégré.

Cependant, il insiste sur un risque majeur: celui du décalage entre stratégie et exécution. «Le principal défi n’est plus la vision, mais sa mise en œuvre», affirme-t-il. Il appelle à une accélération des processus décisionnels et à une gouvernance qui permette aux EEP d’agir avec la rapidité exigée par les bouleversements climatiques et énergétiques en cours.

Le rapport accompagnant le PLF 2026 annonce que les EEP mobiliseront 179,7 milliards de dirhams d’investissements, soit une hausse de 6% par rapport à 2025. Ce volume, intégré dans un cadre public global de 380 milliards de dirhams, confirme la place centrale accordée aux infrastructures stratégiques.

Les investissements se concentrent sur les secteurs les plus structurants: énergie renouvelable, dessalement, réseaux électriques intelligents, infrastructures logistiques résilientes et premières plateformes industrielles destinées à accueillir l’hydrogène vert et les carburants propres. Le ministère estime que ces secteurs dessineront l’économie marocaine des prochaines décennies.

Cette orientation s’inscrit dans un repositionnement plus large du Maroc sur la carte énergétique mondiale. Elle renforce la vocation du pays à devenir un pôle régional d’exportation d’électricité propre, mais aussi de technologies et de services industriels à forte valeur ajoutée.

Le Maroc dans le “Sud global”, un modèle émergent

Badr Ikken souligne que le Maroc se distingue désormais comme un modèle dans le Sud global, grâce à une articulation rare entre vision, stabilité et investissements structurants. Il compare le Maroc au Portugal et au Chili, deux pays ayant su bâtir une compétitivité industrielle fondée sur l’énergie verte. À ses yeux, le Maroc va plus loin que ces références en visant non seulement la production, mais aussi l’exportation de technologies, de savoir-faire et de services liés à la transition.

Il insiste toutefois sur l’importance d’éviter une «transition à deux vitesses», où la vision serait claire mais l’exécution insuffisante. Le Maroc doit, selon lui, se doter de mécanismes publics de suivi, car «chaque dirham investi doit produire un impact tangible sur l’économie réelle, l’emploi et la décarbonation».

Dans l’un des objectifs majeurs, la transition verte pourra créer un marché domestique structurant pour les entreprises marocaines. Ainsi, les investissements des EEP génèreront une demande nouvelle en matière de technologies propres, d’ingénierie, de services numériques et de solutions énergétiques. À l’international, la montée des exigences climatiques ouvrira des débouchés pour les produits bas-carbone, notamment en Europe, où le mécanisme d’ajustement carbone (CBAM) impose une transformation profonde des chaînes de valeur.

Ikken soutient que cette dynamique peut constituer un accélérateur pour les entreprises capables d’intégrer la décarbonation dans leur modèle économique. Elle favorise également la montée en gamme industrielle, devenue indispensable pour émerger sur des segments technologiques à forte valeur ajoutée.

Quid de la dépendance technologique

Cette transformation n’est pas exempte de tensions. Les entreprises marocaines, notamment les petites et moyennes, se heurtent à des obstacles importants, qu’il s’agisse des coûts initiaux des technologies vertes, de la complexité administrative ou de l’accès limité aux financements adaptés. La dépendance aux importations dans certains segments stratégiques, comme les composants photovoltaïques ou les systèmes de stockage, accentue ces difficultés.

Pour Badr Ikken, la réponse passe par une stratégie ambitieuse de production locale. Il estime que le Maroc doit renforcer sa base industrielle en développant ses propres capacités de fabrication. Cette orientation, explique-t-il, constitue «une condition essentielle pour bâtir une souveraineté énergétique et technologique dans un monde marqué par des tensions géopolitiques et une compétition accrue pour les matières premières critiques».

La note du ministère met en avant l’importance de plateformes industrielles décarbonées, capables d’offrir aux entreprises des infrastructures énergétiques, hydrauliques et numériques déjà alignées sur les exigences climatiques. Ces zones permettent de mutualiser les investissements, de réduire les coûts et de créer des synergies industrielles.

Badr Ikken insiste sur le rôle stratégique que pourraient jouer ces plateformes, en particulier dans les filières de l’hydrogène et de l’ammoniac verts. Il explique que le Maroc, en intégrant dessalement, stockage, interconnexions et certification bas-carbone, «passerait du statut de pays hôte à celui de co-acteur pleinement intégré de la transition énergétique mondiale».

L’efficacité énergétique, pilier oublié mais déterminant

La compétitivité marocaine dépendra autant de la capacité à produire propre que d’une consommation d’énergie optimisée. Les solutions d’efficacité énergétique, fondées sur le pilotage numérique, les audits, l’automatisation et l’intelligence artificielle, permettent de réduire simultanément les coûts et les émissions. Elles sont devenues essentielles pour répondre aux exigences des marchés mondiaux.

Dans ce contexte, Badr Ikken plaide pour un programme national d’efficacité énergétique industrielle, inspiré du modèle «Go Siyaha» appliqué au tourisme. Un tel programme, selon lui, pourrait offrir un accompagnement technique et financier décisif pour les entreprises, en particulier les PME.

L’un des points les plus préoccupants relevé par l’analyse du PLF 2026 concerne le financement de la recherche. Les 70 millions dirhams alloués au Fonds national de soutien à la recherche scientifique restent très insuffisants, surtout en comparaison avec d’autres postes budgétaires. Badr IKKEN estime que cette situation limite la capacité du Maroc à développer une souveraineté technologique réelle. Il considère la recherche comme «le pilier indispensable de la compétitivité future», notamment dans les secteurs liés à la décarbonation et aux technologies propres.

L’économie politique de la transition : vers un État stratège et évaluateur

Le PLF 2026 redéfinit la manière dont l’État appréhende l’investissement public. La transition verte n’est pas seulement une orientation thématique; elle impose désormais une méthode de gouvernance, fondée sur la traçabilité, la mesure et la vérification. Chaque dirham investi doit être affecté à un objectif clair, évalué selon des indicateurs transparents et intégré dans une logique de performance climatique.

Cette exigence transforme en profondeur la relation entre l’État et les EEP. Elle crée un cadre nouveau, où la responsabilité climatique devient un élément de pilotage budgétaire et stratégique. Elle permet également au Maroc de se positionner comme un acteur fiable auprès des bailleurs internationaux, dans un contexte où l’accès aux financements dépend de plus en plus de critères environnementaux stricts.

Le Maroc entre désormais dans une étape décisive. Les ambitions sont claires, les outils méthodologiques sont définis et les investissements sont programmés. La réussite dépendra de la capacité à exécuter rapidement, à coordonner les institutions publiques et à intégrer les entreprises dans une dynamique de transition structurée.

Badr Ikken résume ce défi en une formule simple: «La stratégie n’est plus le problème. C’est sa mise en œuvre qui doit devenir la priorité absolue.» Le Maroc se trouve ainsi confronté à un impératif nouveau: transformer une vision cohérente en résultats tangibles, capables de renforcer la résilience du pays face aux chocs climatiques et d’ouvrir une nouvelle ère de compétitivité bas-carbone.

Par Mouhamet Ndiongue
Le 17/11/2025 à 09h28