Alors que les débats autour du projet de Loi de Finances 2026 font rage, beaucoup y voient un texte purement technique, déconnecté des réalités sociales du pays. Dans un entretien accordé au magazine hebdomadaire Challenge, l’économiste Abdelghani Youmni affirme que cette lecture est erronée. Selon lui, «réduire le PLF 2026 à un simple exercice budgétaire serait une erreur d’analyse majeure». Ce texte, affirme-t-il, «marque un tournant décisif dans la construction de l’État social marocain». Plus qu’un document comptable, il incarne «une volonté politique d’ajuster les priorités nationales aux attentes d’une société en mutation, portée par une jeunesse revendicatrice et par les orientations royales en matière de justice sociale et d’équité territoriale».
Youmni estime que «le PLF 2026 dépasse le cadre d’un exercice budgétaire ordinaire. Il représente un acte politique structurant qui traduit la volonté de l’État d’ajuster ses priorités à une société en profonde mutation et à une transition démographique portée par la montée de la population active». Il souligne que «la jeunesse marocaine exprime avec force son aspiration à davantage de justice sociale, d’équité territoriale et de réparation de l’ascenseur social».
Sur le plan financier, il rappelle que «les recettes sont estimées à 712,6 milliards de dirhams contre des dépenses de 761,3 milliards, traduisant un effort soutenu pour préserver les équilibres macroéconomiques tout en consolidant les politiques sociales». À ce titre, «140 milliards de dirhams sont alloués à la santé et à l’éducation, soit une hausse de 19% par rapport à 2025». Mais pour lui, «au-delà des chiffres, la question du partage des richesses s’impose désormais comme un impératif national. Pressé par la rue et guidé par les fermes recommandations royales, le gouvernement semble avoir intégré cette exigence en réorientant le budget vers l’éducation, la santé et la justice spatiale». Cette réorientation, ajoute-t-il, «traduit la volonté royale d’articuler performance économique et équité territoriale».
Concernant les obstacles à l’édification de l’État social, Youmni reconnaît que «le Maroc se heurte à des contraintes structurelles et budgétaires qui limitent sa capacité d’action». Le déficit public prévu pour 2026 est de 3% du PIB, tandis que «la dette du Trésor atteint près de 70% du PIB». Dans ce contexte, «le principal défi réside dans la capacité à financer la justice sociale sans aggraver l’endettement public». Pour lui, «un modèle équitable ne peut reposer durablement sur des déficits structurels, mais sur une réelle équité fiscale».
Il insiste sur la nécessité de «réduire les niches fiscales, évaluées à près de 27 milliards de dirhams par an, de renforcer la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, qui privent le Trésor d’environ 30 milliards, et d’élargir l’assiette à une économie informelle représentant encore près de 30% du PIB». Il appelle à une fiscalité qui «épargne les entreprises productives» et qui «concentre son effort sur les rentes et les profits spéculatifs».
Pour répondre à ces contraintes, Youmni explique que «le gouvernement cherche à concilier maîtrise budgétaire et équité territoriale, tout en maintenant le déficit à 3% du PIB». Cela passe par une «réallocation partielle des dépenses au détriment de certains investissements jugés non essentiels». Les budgets de la Justice, de la Transition numérique, de l’Industrie et de l’Emploi enregistrent ainsi des baisses, générant jusqu’à 1,5 milliard de dirhams d’économies.
Il se félicite également de la volonté de «renforcer la décentralisation financière» à travers «l’affectation de 10% de la TVA et de l’impôt sur les sociétés aux régions, soit un transfert estimé entre 30 et 35 milliards de dirhams». Une mesure qui vise, selon lui, à «donner davantage d’autonomie budgétaire aux territoires et à favoriser la création d’écosystèmes économiques régionaux capables de stimuler l’investissement et l’emploi local».
Le bouclage budgétaire repose, d’après lui, sur «une combinaison de leviers économiques et financiers»: reconduction de la contribution sociale de solidarité, amélioration du recouvrement fiscal, baisse de la facture énergétique et montée en puissance des énergies renouvelables. Dans un contexte où «la croissance est estimée à 5,5% et l’inflation contenue sous 1,5%», Youmni juge que «la monnaie nationale affiche une robustesse et une résilience notables».
Pour l’économiste, d’autres pistes mériteraient toutefois d’être explorées. «Les mesures de chirurgie sociale doivent reposer sur une approche politique audacieuse, fondée sur la coopération entre institutions afin de répondre aux fractures sociales et économiques qui traversent le pays», affirme-t-il. Il rappelle que «le Maroc compte aujourd’hui 1,8 million de jeunes NEET, soit 25% des 15-24 ans, et un taux de chômage global de 13,1%, qui atteint plus de 38% chez les diplômés urbains».
«Les réformes éducatives successives n’ont pas encore permis d’opérer la rupture structurelle attendue», constate-t-il, plaidant pour «un modèle fondé sur la connaissance, l’innovation et la méritocratie». Citant les exemples de Singapour, de la Corée du Sud et du Vietnam, il souligne qu’«un État peut devenir puissant sans ressources naturelles, à condition d’investir massivement dans l’éducation, la discipline institutionnelle et la recherche».
Pour financer cette transformation, il préconise une «réforme fiscale audacieuse et structurelle». Il rappelle que «seulement 140 entreprises assurent 50% des recettes de l’impôt sur les sociétés, de l’impôt sur le revenu et de la TVA», tandis que «des milliers d’entreprises patentées échappent encore à l’impôt». D’où sa proposition d’«une flat tax adaptée pour élargir l’assiette fiscale, limiter les abus d’optimisation et assurer une contribution équitable».
Selon lui, «ces ressources supplémentaires doivent financer des aides directes plutôt que des crédits d’impôt qui ne fonctionnent jamais». Elles devraient notamment «permettre aux TPE et PME d’accueillir des apprentis avec une allocation publique» et offrir aux étudiants la possibilité de «préparer leur master en alternance». Il conclut en citant Gary Becker: «L’éducation est le premier investissement productif d’un pays». Et d’ajouter: «Rehausser l’indice de développement humain, aujourd’hui à seulement 0,698, passe par la valorisation du savoir, la connexion entre opportunité et compétence, et la transformation du capital humain en moteur de souveraineté et de compétitivité internationale du Maroc».








