Ahizoune conspire contre une loi approuvée par le roi

Brahim Taougar - Le360

Le patron de Maroc Telecom remue terre et ciel pour barrer la route à l’adoption d'un projet de loi qui met fin au monopole de l’opérateur historique sur le marché du fixe. Les explications.

Le 07/02/2014 à 20h37

Maroc Telecom est en état d’alerte. Son patron, Abdeslam Ahizoune, mobilise tous ses réseaux pour faire capoter, au Parlement, le projet de texte de loi sur les télécommunications qui vient d’être adopté en Conseil de gouvernement et en Conseil des ministres, présidé par le roi Mohammed VI, le 20 janvier 2014, à Marrakech. "Sa dernière manœuvre a ciblé les syndicats dans le but de bloquer le vote du texte de loi à la Chambre des représentants", indique à Le360 une source proche du dossier. A ce sujet, Noubir Amaoui, SG de la Confédération démocratique du travail (CDT), a adressé une lettre au chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, pour "brandir la menace de la perte de 10.000 emplois directs à Maroc Télécom et 130.000 emplois indirects si le texte de loi venait à être adopté à la Chambre des représentants". Mieux : La lettre de Amaoui pointe du doigt "le caractère anticonstitutionnel du texte de loi et appelle à un débat national sur le sujet". Contacté par Le360, Khalil Bensami, responsable de la section des télécoms à la CDT, a confirmé l’envoi d’une lettre à Abelilah Benkirane pour protester contre le projet de texte de loi, élaboré par l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) et présenté par le fraîchement nommé Moulay Hafid Elalamy, ministre de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Economie numérique.

"Que l’on s’imagine un peu l’ampleur de la manœuvre ! Le Maroc est un Etat de droit avec des lois, et les différentes étapes d’approbation et d’adoption de ces lois sont à la fois constitutionnelles et acceptées de tous. Et puis le patron de Maroc Telecom estime qu’il est au-dessus des lois et pousse un syndicat à appeler à un débat national!", s’écrie notre source. Et d’ajouter : "Si tous les mécontents d’un projet de loi appelaient à un débat national pour y apporter des amendements, la procédure législative ne servirait plus à rien. On ne serait plus dans un Etat avec des espaces réservés aux débats, mais dans un ring", poursuit notre source. Qu’est-ce qui provoque en fait l’ire du patron de Maroc Telecom dans le projet de loi n° 121-12 modifiant et complétant la loi n° 24-96 relative à la poste et aux télécommunications ? Contacté par Le360, Abdeslam Ahizoune n’a pas donné suite à nos questions. Nous l’avons relancé à plusieurs reprises, ainsi que son "cabinet", mais sans succès.

  • projet_loi_121.12_fr_-_copie.pdf

Les raisons de la colère

C’est dans les articles 8 et 30 du projet de loi qu’il faut chercher les raisons de la colère du patron de Maroc Telecom. L’article 8 précise que "l’interconnexion et l’accès aux différents réseaux publics de télécommunications doivent être faits dans des conditions règlementaires, techniques et financières, objectives et non discriminatoires qui garantissent une concurrence loyale". En d’autres termes, le texte de loi instaure le partage des infrastructures entre les différents opérateurs de télécoms au Maroc. Cet article met un terme au monopole de Maroc Telecom sur le marché du fixe aussi bien voix que internet. En fait, Maroc Telecom a hérité de l’Etat marocain de nombreuses infrastructures fixes que les deux nouveaux entrants sont dans l’impossibilité de dupliquer. Le régulateur et les deux opérateurs concurrents, Meditel et Inwi, ont tenté à maintes reprises de prendre "ce dernier bastion qui résistait à la réglementation des télécoms telle qu’elle est pratiquée partout au monde, mais le PDG de Maroc Telecom s’y est farouchement opposé". Pour mieux comprendre l’absurdité de la position du patron de Maroc Telecom qui refuse le partage des infrastructures, notre source puise dans les ressources de la métaphore. "Imaginez un investisseur qui aurait été autorisé à construire une autoroute et qui permettrait l’accès de cette autoroute à ses seuls clients, tout en la refusant aux clients de ses concurrents alors qu’ils veulent bien s’acquitter des droits de péage". Maroc Telecom se comporte comme ce constructeur d’autoroute en proclamant haut et fort : "Si vous voulez passer par cette autoroute, vous devez laisser tomber votre fournisseur actuel et devenir clients chez moi !" Cette position fait du Maroc le seul pays de la région où l’internet fixe et la téléphonie fixe filaire sont encore sous monopole. En France par exemple, la part de marché de France Telecom est inférieure à 50%. Dans son édition de ce vendredi, le quotidien l’Economiste cite un "rapport explosif" de la Banque mondiale qui pointe du doigt la cherté de l’accès à internet sur le marché marocain en raison, justement, de la non-concurrence entre les opérateurs.

Les derniers chiffres, rendus publics par l’ANRT, montrent de manière fragrante l’impact négatif sur le consommateur du maintien du monopole de Maroc Telecom sur le marché du fixe. A titre de comparaison, l’indice des prix du mobile a baissé de 53 % entre 2008 et 2013 grâce à la concurrence des trois opérateurs, alors que celui du fixe (monopole de Maroc Télécom) n’a baissé que de 29 % pour les entreprises. Michel Paulin, DG de Meditel, précise à cet égard que "le partage des infrastructures est une chance et une opportunité pour le royaume pour le développement d’un modèle concurrentiel qui profite d’abord et avant tout aux consommateurs".

Réciprocité dans l’utilisation des infrastructures

Dans sa mobilisation pour avorter le projet de loi, Ahizoune affirme haut et fort qu’il n’est pas normal que sa société investisse et que les autres utilisent gratuitement ses infrastructures. "Ce qui est complètement faux, dans la mesure où l’utilisation des infrastructures de Maroc Telecom se ferait moyennant paiement et qu’elle est réciproque, en ce sens que Maroc Telecom peut aussi utiliser les infrastructures des deux autres opérateurs", précise notre source. Interrogé par Le360 à ce sujet, Frédéric Debord, DG d’Inwi, déclare que son entreprise "a toujours placé l’investissement dans les infrastructures en tête de sa politique de développement. Nous avons investi près de 10 milliards de DH depuis le lancement de Inwi, et 3,5 milliards de dh durant les deux dernières années". Et d’ajouter : "En fait, Inwi a investi 25% de son CA et pour schématiser un peu, on peut dire que sur chaque 10 dhs dépensé par un consommateur sur un produit de Inwi, il profite de 2,5 DH destinés à l’amélioration de l’infrastructure afin de lui assurer un meilleur service". Et cet opérateur ne compte pas s’arrêter là, puisqu’il compte investir 3 milliards de DH en 2014. Donc, ce projet de loi devrait permettre à chaque opérateur d’utiliser les infrastructures de l’autre, selon des règles internationalement connues et disponibles sur internet. "Le partage des infrastructure se fait sur la base du juste prix mais doit se faire et par la force de la loi si le Maroc veut que chaque citoyen où qu’il soit puisse disposer d’Internet comme il dispose aujourd’hui hui de l’accès à la téléphonie mobile", conclut notre source. D’ailleurs, le refus de l’opérateur historique à permettre aux concurrents l’accès aux lignes téléphoniques a déjà fait l’objet de plaintes de Meditel et d’Inwi. Ce dernier opérateur a déposé auprès de l’ANRT une saisine à l’encontre de Maroc Telecom.

La crainte de la sanction

L’autre nouveauté apportée par le projet de loi, c’est le pouvoir de sanction dont sera doté le régulateur. L’article 30 du projet de loi met "en place un régime de sanctions pécuniaires proportionnées à la gravite du manquement constaté, qui seraient prononcées par un Comite des infractions institué à cet effet". Le régulateur aura la possibilité d’infliger des amendes aux opérateurs en cas de non respect de la réglementation. Les sanctions prévues dans ce sens sont volontairement dissuasives. Elles peuvent excéder 2% du chiffre d’affaire de l’opérateur en cas de manquement constaté. Autant dire que Maroc Telecom devrait se conformer à la loi sous peine d’amendes substantielles. C’est cette obligation de se conformer à la loi qui semble excéder Ahizoune, au point que lui qui se proclame partout être un "fils de Dar El Makhzen" puisse en venir à s’insurger contre un projet de loi, passé en Conseil des ministres, présidé par le roi. Le consommateur pâtit de cette intransigeance d’Ahizoune. La minute du téléphone fixe est aujourd’hui supérieure de 40% par rapport à la téléphonie mobile qui a considérablement baissé grâce à la concurrence. Au final, c’est le consommateur qui gagne avec ce projet de loi. Et c’est l’intérêt des citoyens que les élus devraient défendre et non pas le bon vouloir du patron de Maroc Telecom. D’ailleurs, les pratiques de Ahizoune pourraient surprendre plus d’un, parce que en face de Maroc Telecom, il y a Inwi qui appartient au holding royal SNI. Le makhzen économique n’est pas là où on le croit.

Par Le360
Le 07/02/2014 à 20h37